Le traumatisme est lourd, j’y reviens à nouveau… L’instant de sidération passé, j’ai eu besoin d’écrire mon émotion, car l’écriture est souvent cathartique.
Je regarde, j’écoute comme tout un chacun les analystes analyser, les commentateurs commenter et débattre, les politiciens qui manœuvrent et s’échinent à parler beaucoup pour ne surtout rien dire : prudence, calcul, des « mais », des blancs…
On a parlé par exemple d’un « fascisme » du Hamas, les juifs d’Israël revivant, non pas la Choa, mais les pogromes de leurs ancêtres. C’est ce point qui me fait réagir.
J’évoquais Camus, je pense évidemment à Hanna Arendt, et à son texte de circonstance sur le procès Eichmann, « Eichmann à Jérusalem », mais aussi à sa longue réflexion sur les « Origines du totalitarisme » et le mal radical… Comment un homme peut-il décapiter un enfant, innocent par définition, dans son berceau ? Arendt apporte sa réponse en analysant déjà, dans la démarche totalitaire, une « logique de la terreur » qui recouvre « l’arbitraire dans le choix des victimes » : « Il est fondamental qu’elles soient objectivement innocentes et qu’elles soient choisies indépendamment de ce qu’elles peuvent avoir ou n’avoir pas fait ». Mais c’est un autre point que je voulais soulever, m’inspirant d’une autre de ses réflexions. Chacun d’entre nous a eu l’occasion d’écraser un insecte, une araignée. Et cela ne lui a pas posé de problème moral, pas soulevé le cœur. On mange du bœuf ou de la vache, et nous les tuons dans de cruelles conditions, et nous l’acceptons sans perdre le sommeil. À la campagne, nos grands-parents avaient l’habitude d’égorger les poulets, de couper le coup des volailles. C’était une scène pénible pour un enfant, surtout citadin, moins pour un adulte rural. Je me souviens des mots qu’Élysée Reclus choisit pour évoquer ce souvenir pénible d’enfant, quand ce petit « rat des villes », confié à ses grands-parents qui vivaient en Dordogne, découvre à l’écart du village une boucherie de campagne : « Je me la rappelle encore, cette cour sinistre, où passaient des hommes effrayants, tenant à la main de grands couteaux qu’ils essuyaient sur des sarraus aspergés de sang. Sous un porche, un cadavre énorme me semblait occuper un espace prodigieux ; de la chair blanche, un liquide rose coulait dans les rigoles. Et moi, tremblant et muet, je me tenais dans cette cour ensanglantée, incapable d’avancer, trop terrorisé pour m’enfuir ». En fait, il suffit au bourreau de se convaincre que dans ce berceau ne dort pas un enfant d’homme – cette chair blanche et rose –, ni même un animal de boucherie, ou un poulet, mais bien moins que cela, un rat, une araignée ? Non ! un juif ! Hannah Arendt rappelait d’ailleurs que dans les camps de la mort, les SS ont tout fait pour déshumaniser les juifs et les transformer en vermine. Et c’est pourquoi elle ne croyait plus, depuis les années soixante, à l’existence d’un « mal radical » (concept kantien), préférant parler de la « banalité du mal ». Elle écrit en juillet 1963 à Gershom Scholem : « A l’heure actuelle, mon avis est que le mal n’est jamais « radical », qu’il est seulement extrême, et qu’il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il « défie la pensée », comme je l’ai dit, parce que la pensée essaye d’atteindre la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa « banalité ». Seul le bien a de la profondeur et peut être radical ».