Tout réformer

La civilisation occidentale va bientôt disparaître en éteignant peut-être toute vie sur terre. Une autre façon de quitter la pièce qu’elle a inconsciemment enfumée en éteignant la lumière[i]. Mais restons optimistes, d’autres civilisations pourront encore se développer et construire un monde nouveau en recyclant des débris du passé : un restant d’humanisme judéo-chrétien, quelques bribes de philosophie gréco-latine, des références artistiques aux chefs-d’œuvre de la renaissance européenne, la prévalence de l’économie de marché, que sais-je encore… Et puis, après l’extinction de la quasi-totalité des espèces vivant sur notre planète depuis quelques millions d’années, survivront quelques végétaux, la ronce et l’ortie, et les espèces animales les plus coriaces : les insectes sans doute, peut-être l’hyène ou le rat, l’homme surement et sa prétention à avoir toujours raison.

Les problèmes que nous avons inventés pour les mettre devant nous et nous condamner à terme sont non seulement globaux, mais mondiaux. C’est pourquoi un Français ne peut être totalement indifférent à l’élection de Trump, aujourd’hui bien derrière nous, pourquoi la question du Brexit qui pose aussi celle de l’échec du projet européen intéresse au-delà de notre continent, pourquoi le mouvement, ici des Gilets jaunes ou, sur l’autre rive de la méditerranée, du peuple algérien est bien notre affaire à tous. Et c’est pourquoi je chronique si souvent la situation française, sachant pouvoir intéresser au-delà de nos frontières un lecteur francophone ou francophile. Et je sais en avoir.

 

Ici donc, comme ailleurs, les gens contestent l’hypocrisie d’un système politique qui se prétend démocratique, mais qui les méprise en prenant les décisions par-dessus leurs têtes ; et dénoncent la corruption des élites. Et effectivement ces hommes et ces femmes qui font carrière sous les ors de la république sont profondément corrompus, au moins moralement, vendus au Marché.

Face à un mouvement populaire qui a pris forme et couleur, une forme que je qualifierai d’informe et une couleur qui aurait pu être rouge, mais a préféré le jaune, le pouvoir vacillant a proposé un débat puis accouchera bientôt des propositions soigneusement choisies pour pouvoir être gonflées en baudruches, sans changer quoi que ce soit ; propositions qui consisteront à donner aux plus modestes un peu d’argent comme on jette un os à un chien. Mais certaines autres faites à cette occasion resteront néanmoins dans l’espace public. J’en ai déjà fait plusieurs et qui ont toutes le même objet, inviter à une Réforme du Système ; et je veux en exposer une autre.

Comme l’avenir, par définition, appartient aux plus jeunes, les questions de l’éducation et de la formation sont fondamentales ; et force est de constater que nos enfants sont aujourd’hui formatés au Système – merci aux écrans ! –, formés pour le Marché, alors que nous devrions les aider à s’épanouir, c’est-à-dire à s’affranchir pour devenir ce qu’ils sont, souvent sans le savoir, quitte à renvoyer à l’Université le soin de leur apporter une formation plus orientée, donc plus spécialisée. Pour ce qui est de leur adolescence, on devrait concentrer leur formation, et à parts égales, entre quatre disciplines cardinales susceptibles de les « orienter » : les travaux manuels – et si j’imagine les intéresser également au jardinage et à la mécanique, c’est en pensant à deux philosophes états-uniens, Henri-David Thoreau et Matthew B. Crawford dont j’avais chroniqué ici, l’an passé, l’excellent « Éloge du carburateur »  –, aux disciplines artistiques, évidemment selon leur goût et leur sensibilité, à la philosophie dès leur plus jeune âge, afin de développer leur sens critique et de pratiquer sur eux ce que Proudhon nommait démopédie, et puis, évidemment, les mathématiques, seule vraie discipline de synthèse. Et tout le reste ne serait évoqué qu’à la marge, réservant la grosse majorité du temps d’étude et de pratique à l’éducation de la vie telle qu’il faudrait la vivre. Et si je n’inclus pas l’éducation sexuelle, bien que ce serait une occasion de rendre ici un hommage mérité à Charles Fourier, c’est pour rester « raisonnable », ne pas céder à l’idéalisme, et ne pas disqualifier totalement mes propos.

 

Sans doute cette proposition est-elle quelque peu radicale, mais c’est bien de radicalité dont nous avons besoin ; quelque peu utopiste, mais c’est bien d’utopie dont nous avons besoin ; en rupture avec le Système, mais c’est bien cette rupture qui est aujourd’hui indispensable ; en mépris de toute considération économique, mais c’est bien l’économie qui nous tue et bousille la planète, et qu’il faudra bien subordonner à nos désirs, plutôt que d’accepter qu’elle décide de ces désirs. Mais que chacun se rassure, ce type de proposition ne sera pas discutée et nous accepterons qu’une situation létale qui nous condamne à court terme, soit prétendument corrigée par des « mesures » techniques, qui n’auront d’autres fins que de permettre aux grenouilles que nous sommes de rester, coassant et coalescentes, encore et toujours dans ce chaudron où nous cuisons à petit feu et où nous acceptons de voir nos chairs et nos esprits ramollir en soupe si peu appétissante.

[i]. Il y aurait d’autres clins d’œil ou de jeux de mots à faire, et en référence au stoïcisme d’Epictète qui déclarait dans ses entretiens (au livre IV), peut-être de manière péremptoire, « Rien n’est difficile dans la vie. Quand tu le veux, tu sors et tu n’es plus gêné par la fumée », et en jouant de cette idée forte que c’est bien la com qui enfume nos sociétés et nous empêche d’espérer voir la vérité.

 

En avoir ou pas ?

L’argent n’enrichit pas ; mais, dans nos sociétés, ne pas en avoir est une violence, aliène et relègue, appauvrit. Diogène était libre, car pauvre. Aujourd’hui, quel Alexandre désirerait être le philosophe de Sinope ? Le monde antique avait sa morale et cultivait la vertu. Aujourd’hui, notre morale se nomme hypocrisie et n’est trop souvent qu’une complaisance face à l’escroquerie de notre modernité.

On ne peut parler que de politique.

La beauté n’a pas grand-chose à voir avec un esthétisme culturel ou plus largement anthropologique. C’est plutôt la manifestation sensible ou idéelle d’une vérité indicible et inaccessible, mais qui témoigne ainsi de sa présence.

C’est donc une épiphanie, l’épiphanie d’un logos impensable, car comment le fini pourrait-il penser l’infini, le périssable l’éternel, le singulier le tout ? La seule vertu consiste donc à consentir à cette vérité ; pour le dire dans les termes de Malebranche, à s’humilier – c’est-à-dire à se faire humble – devant elle.  Et je ne crois ni aux capacités cognitives humaines à comprendre la vérité ni à l’autorité médiatrice des clercs ou de l’Écriture. Et je désespère chaque jour de ne pas avoir cette grâce dont la foi témoigne. Reste à s’ouvrir à cette beauté, en regardant, de tous nos sens, la nature, ou par l’art qui tente vainement de créer un autre monde sensible, une réduction, un raffinage ou une interprétation de la nature.

A Alger et Paris

Peut-on opérer des rapprochements entre Alger et Paris, comparer des situations que d’aucuns qualifient de prérévolutionnaires de part et d’autre de la méditerranée ? Encore faudrait-il s’interroger sur ce qu’est une révolution, ce qui en fait l’essence ; et qui permettrait de dire qu’ici ou là, ici ou là-bas les choses en gestation sont de cet ordre.

Qu’est-ce qu’une révolution, si ce n’est une redistribution radicale du pouvoir ? Oui ! si les mots ont un sens, et s’ils les ont perdus en politique, ils les gardent encore en philosophie politique – et c’est bien ce qui distingue certaines de mes chroniques de simples discours politiciens –, alors, la révolution se caractérise par sa radicalité et sa violence, une façon de tourner la page ou de claquer la porte, brutalement.

Et c’est pourquoi, signe des temps nouveaux, le fait pour le candidat Macron de titrer son ouvrage programmatique « Révolution » est une escroquerie intellectuelle, du 100% pure com. Car qui peut affirmer que le projet de celui qui est devenu notre président est de redistribuer le pouvoir, alors qu’il déploie tous ses talents, qui ne sont pas minces, qu’il mobilise toute son énergie, et il en a à revendre, à « tout changer pour que surtout rien ne change » ? Il a mobilisé des marcheurs pour marcher avec lui vers l’Élysée où il siège aujourd’hui, entouré de ces marcheurs réduits au sur-place, au piétinement. Je ne sais s’il y aura dans notre pays à plus ou moins long terme une révolution, mais ce n’est pas d’Emmanuel Macron qu’il faut l’attendre, l’espérer ou la craindre.

La politique aujourd’hui, ce que je dénonce avec les GJ, c’est bien cet art de l’enfumage, cette façon systématique et portée au niveau d’un art abouti d’appeler les vessies lanternes, de nous présenter des contre-valeurs comme des valeurs à promouvoir et à défendre. Mais ce faisant, qui ne voit que l’on ruine l’autorité de la Politique et que, tuant la Politique, on tue aussi les espoirs qu’elle porte en elle ? Quitte à paraphraser à nouveau, je dirais que cet assassinat est plus qu’un crime, c’est une faute. Et le fait que celui qui la commet se prétend progressiste, alors qu’il s’agit bien de tout le contraire, fait sens, puisque dans cette revendication qui veut nous faire prendre un regrès pour un progrès, c’est encore et toujours de la com, raffinée à l’extrême, 100% pure et garantie par la marque « Macron ». La vraie révolution, ce serait peut-être aussi, une autre façon de faire de la politique, la fin du pouvoir de la com.

A l’heure du grand enfumage

J’évoquais dans ces termes deux principes malheureusement absents de nos pratiques politiques, « d’une part la recherche permanente du consensus et surtout une certaine idée de l’horizontalité ». J’y reviens.

L’un me parle de démocratie participative, l’autre de démocratie délibérative ; d’autres encore déclarent s’en tenir à la démocratie représentative. Bullshits et crottes de nez ! Pour ma part, je m’en tiendrai à mon désir de liberté et à une exigence de respect, c’est-à-dire à cette idée, probablement trop simpliste, que les gens puissent collectivement décider de ce qui leur convient, être des citoyens acteurs politiques, excuser le pléonasme ! N’en déplaise aux fossoyeurs de la démocratie et autres esprits macroniens, la démocratie est non seulement participative, délibérative, représentative par nécessité malheureuse – et rappelons avec Robespierre que « « Partout où le peuple n’exerce pas son autorité et ne manifeste pas sa volonté par lui-même, mais par des représentants, si le  corps représentatif n’est pas pur et presque identifié avec le peuple, la liberté est anéantie » –, mais elle est aussi beaucoup plus que cela, sinon, ce n’est qu’un enfumage aristocratique, ce que l’on doit bien appeler de la com-à-mépriser-les-masses.

Les gens sont prisonniers d’un système technobureaucratique dont les deux faces sont le Marché et la Bureaucratie et que seuls défendent ceux qui le servent, vivent de ses prébendes et peuvent jouer au petit chef en cultivant un entre-soi qui les exonère de toute réflexion et les protège de la réalité douloureuse des masses.

Si l’on cherche des Bastilles à investir, des murailles aveugles à l’assaut desquelles monter, il ne faut pas chercher plus loin. Mais, non-violent jusqu’à la déraison, je continue à penser comme Josué qu’on peut faire tomber les murs sans jets de pierre et sans effusion de sang. Je ne possède pas la trompette à ébranler les murs, seulement une voix inaudible qui psalmodie ses prières dans le brouhaha médiatique. Qu’importe ! « Il n’est nul besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » – vieille sagesse stoïcienne, formulée ici par Guillaume d’Orange –, et je prétends que la désobéissance civique pourrait tout changer, sans nécessairement tout régler. Car il est un temps pour détruire et un temps pour reconstruire. – autre sagesse stoïcienne, palingénésique. Je sais ne rien peser, ce qui me rapproche de la masse. Notre roitelet, lui, pèse ; et incarne. Pas la nation, non ! Il n’incarne que la haute administration où il s’est fait ses dents de lait, et la banque où il s’est fait des dents-de-loup.