La question du populisme est dans tous les médias. À la veille d’une intervention d’Emmanuel Macron qui ne pourra que décevoir et nourrir le ressentiment à son égard, les yeux des Français voient jaune quand ceux du Président voient rouge. Autre façon d’évoquer le divorce entre le peuple et les élites. Plus sérieusement, nous vivons une séquence populiste qui durera jusqu’à une forme d’explosion, car l’effet étant produit par des causes objectives qui ne vont pas disparaître, il ne peut s’éteindre comme une flammèche au vent. Le mal est enkysté, la fièvre mesurable, et même si l’on casse le thermomètre, rien ne se règlera si facilement. Et une lassitude des protestataires, une reprise en main par l’appareil d’état ne sera qu’un retour illusoire à la normale, le calme retrouvé avant la prochaine tempête. À un moment ou à un autre, les choses repartiront plus violemment, de manière plus incontrôlable encore. Année après année, on s’ingénie à construire patiemment une situation insurrectionnelle : le mépris produira de la haine, l’humiliation de la violence.
Mais il faut ici distinguer la cause et les effets, notamment le populisme et le risque césariste. Je le répète, le populisme est un mouvement de pensée fait de défiance – défiance vis-à-vis de l’appareil d’État et de son incarnation dans une élite moralement corrompue – et de désespérance – le sentiment que la grande majorité des gens marchent, inexorablement, vers le pire ; le cérarisme, c’est autre chose, le gouvernement d’un leader charismatique et démagogue. En théorie du moins, un mouvement populiste peut conduire à l’avènement d’un gouvernement néomarxiste de type « Insoumis » – j’en vois un qui se verrait bien en petit-père-du-peuple, ou en grand prêtre de la religion de l’Être suprême, comme cet autre qui en perdit la tête –, ou libertaire comme « Podemos » ou « Syrisa » (au moins avant le tournant imposé par Tsipras), ou césariste (de gauche ou de droite), ou plus difficilement appréhendable dans le cas des « 5 étoiles ». Il pourrait aussi conduire à la renaissance d’un Kalifa ottoman. Mais si malheureusement il conduit souvent à des radicalités (de droite ou de gauche), il pourrait tout autant conduire à des réformes purement démocratiques : garder le système parlementaire, mais le rendre représentatif en renonçant à la partitocratie, reprendre à la haute fonction publique le pouvoir qu’elle a détourné. Mais si c’est la voie césariste et autoritaire qui s’impose, ici ou là (Orban, Kaczynski, Trump) c’est probablement pour au moins trois raisons : culturelle, politique, et psychologique. De toute façon, le populisme pose à la démocratie un vrai problème, sous forme d’un double paradoxe : celui de la simple possibilité d’incarnation de la volonté tout-sauf-claire d’un peuple introuvable. Et la question de la place de l’État… Mais comment ne pas comprendre qu’un peuple à bout, un peuple qui en a marre de s’entendre dire que rien n’est possible, que ce n’est pas si simple, veuille faire table rase et sombre alors dans une radicalité qui taille dans le vif. Tabula rasa, nœud gordien qui tient le timon, non pas du char du tyran phrygien, mais de l’attelage fatal du Marché et de la Bureaucratie, et qu’il faudra bien trancher, coup de pied dans la fourmilière, c’est la même image : assez de demi-mesures, l’heure est à la radicalité.
Culturellement, l’occident est le prolongement de l’Empire romain d’occident, une structure politique dont les deux figures de référence sont César et Constantin. Et notre culture est surtout monarchique. On aurait pu imaginer que la Révolution appelle de ses vœux l’instauration d’une démocratie. Elle n’en a pas voulu. Comme Sieyès le déclara à l’Assemblée constituante : « la France ne saurait être démocratique ». À l’époque, ce point ne faisait pas débat, et notre république ne l’a jamais été. Elle restera parlementaire et bourgeoise et, reprendre à son profit, un siècle plus tard, le terme de démocratie, ne changea rien à l’affaire. Mais l’Europe latine est restée culturellement monarchique, jupitérienne, et le peuple a gardé une fascination religieuse pour la royauté et une haine des régisseurs. Et la France, particulièrement, reste monarchique et aristocratique, et la culture du chef y est forte. On pourrait aussi rappeler que la dictature reste dans notre imaginaire politique, depuis que la République romaine, cinq siècles avant notre ère, a institué cette magistrature suprême et extraordinaire, pour répondre à des situations de crise – ils étaient à l’origine nommés, selon un processus plus ou moins démocratique, pour six mois. Pétain fut, pour la France, un dictateur au sens romain du terme.
La seconde raison que j’évoquais est claire. Nos systèmes politiques, si peu démocratiques, et sous prétexte de s’affranchir du risque de cohabitation, se sont présidentialisés, ouvrant la voie au césarisme, et c’est bien dans sur ce chemin que le Président Macron souhaite s’engager encore plus avant. Pour ce qu’il en est de la psychologie, c’est sans doute plus complexe, mais aussi plus profond…
Yascha Mouk, intellectuel américain enseignant à Harvard, qui assimile toujours démocratie et parlementarisme en la réduisant au suffrage universel, et pour qui le libéralisme se confond avec la défense des libertés individuelles, nous explique dans « Le peuple contre la démocratie », que le peuple n’aime pas les libertés, et à une démocratie libérale qu’il admet être de plus en plus pervertie en libéralisme non démocratique, préfère une démocratie illibérale. Selon lui, le peuple préfèrerait être gouverné par un leader qui les écoute, ou semble les écouter, plutôt que par des institutions libérales, quitte à voir leurs libertés abimées par un pouvoir autoritaire qu’ils ont choisi. La liberté ne serait donc pas essentielle aux Occidentaux, et il cite des chiffres ahurissants : une minoré croissante, et aujourd’hui très significative d’Américains (plus de 20 %), déclareraient leur préférence pour un gouvernement « militaire ». Je renvoie à la lecture de son étude, et je préfère proposer quelques autres hypothèses.
La lecture de cet ouvrage m’a ramené à une idée développée par Hanna Arendt dans son volumineux, mais génial, triptyque sur « Les origines du totalitarisme », et précisément à cette citation « La seule règle sûre, dans un État totalitaire, est que plus les organes de gouvernement sont visibles, moins le pouvoir dont ils sont investis est grand ; que moins est connue l’existence d’une institution, plus celle-ci finira par s’avérer puissante ». Le césarisme est, je crois, une réponse à ce sentiment de vivre dans un système dont la dimension est de plus en plus « totalitaire ». J’admets que le mot est fort, et j’imagine que l’outrance m’en sera reprochée. Mais les gens ont le sentiment que leurs élus n’ont pas le pouvoir, que leur droit de vote est sans valeur, et que le vrai pouvoir est caché : théorie du complot, pouvoir de fonctionnaires non élus, lobbies industriels, etc. Le césarisme est une réponse, et Donald Trump utilise sans retenue cette rhétorique, en « vendant » à ses électeurs ce projet d’une reprise en mains ferme du pouvoir, contre les comploteurs, les fonctionnaires, les démocrates ; une nouvelle démocratie, remise en selle par un vrai vote populaire.
« L’électeur n’a pas d’opinion, il n’a que des humeurs », et il est mû, non pas par sa raison, mais par ses émotions : désirs, répulsions. Et c’est un animal grégaire. Darwin le dit, ou du moins propose cette hypothèse : « La forme originaire de la société humaine était celle d’une horde dominée par un mâle fort ». On n’en est probablement pas sorti, car notre inconscient collectif, le surmoi des sociétés humaines est structuré par cette relation violente au père. Je vois dans cette façon dont les peuples s’offrent à des leaders autocrates, une forme de masochisme. L’inconscient de l’homme n’est structuré ni par l’idée d’égalité ni par celle de liberté, car l’homme est un animal grégaire, s’il faut le redire. Il est fait pour dominer ou être dominé, pour trouver sa place dans la communauté et s’y tenir assujetti, assigné, prisonnier de son statut ; et, paradoxalement, il ne se révolte que lorsque l’ordre des choses disparait. Arendt l’écrit en ces termes, dans son essai sur la révolution « les révolutions sont la conséquence, jamais la cause, de la chute du pouvoir politique ». Que doit-on comprendre ? Que tant que le pouvoir joue son rôle, assume sa fonction régalienne, quelle que soit la dureté de sa main, les choses tiennent. Si le pouvoir faiblit, s’il démissionne, il faut bien alors qu’une révolution l‘emporte, et qu’un autre pouvoir fort lui soit substitué, pour que les liens grégaires, les plus anciens, perdurent. Le césarisme procède de cette ancestrale dynamique, d’un besoin primaire, logé dans la partie reptilienne du cerveau des individus, inscrit dans leurs gènes, et qui opère encore. Citons le philosophe Gustave Lebon, dont l’œuvre essentielle, « Psychologie des foules », qui date de 1895 et dont Freud s’est en partie nourri, est toujours à méditer : « Nos actes conscients découlent d’un substrat inconscient, créé surtout par des influences héréditaires. Celui-ci contient les innombrables traces ancestrales à partir desquelles se constitue l’âme de la race. Derrière les mobiles avoués de nos actions, il y a indubitablement les raisons secrètes que nous n’avouons pas, mais derrière celles-ci s’en trouvent encore de plus secrètes que nous ne connaissons même pas. La majorité de nos actions quotidiennes est seulement l’effet de mobiles cachés qui nous échappent ». L’homme n’est évidemment pas totalement comparable à l’abeille, car les sociétés dans lesquelles il vit sont politiques – « Zoon Politikon » ; mais il reste néanmoins un animal de meute, comme le loup, et la nature n’est pas sans peser sur son mode d’organisation politique.
Comme le populisme est plus un mouvement de pensée qu’une idéologie, un sentiment plus qu’un projet de gouvernement, le ressort du populisme est plus psychologique qu’idéel. Il prospère sur la peur et je voudrais rappeler pour conclure aujourd’hui que les deux aliénations majeures sont l’avidité et la peur, et que peur et confiance sont deux antonymes. Le populisme est bien une défiance vis-à-vis des élites, et une peur de l’avenir, et le rôle du langage est sans doute essentiel, et dans le développement de ce processus et dans l’élaboration de possibles solutions aux dérives autoritaires.
Le langage, non seulement structure le monde, le rend intelligible, mais permet aussi la relation entre les êtres. Il déplie, dénoue, mais lie aussi. Mais la démagogie, parce que c’est un non-langage, ou un langage du non-sens, crée une barrière entre les êtres. Et en l’occurrence, la démagogie – ce que d’aucuns appellent la com –, a isolé les élites dans une tour de Babel, qui surplombe le peuple. Mais je ne vois pas notre Président sortir de sa posture démagogique.