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Progrès et laïcité

Sans nécessairement prolonger mes deux dernières chroniques, qui d’ailleurs n’en faisaient qu’une, je veux évoquer la laïcité, bien que j’en ai souvent parlé ici.

On ne peut réduire la laïcité à un concept contemporain, national, qui serait né au début du XXe siècle, créé par notre Troisième République dans la suite logique de notre Révolution : déchristianisation à compter de 1792 – avec comme point d’orgue, en 1793, la Fête de la Raison à Notre-Dame –, mais restauration religieuse avec le concordat de 1802 – la grand-messe à Notre-Dame à laquelle assista le Premier Consul le 18 avril –, un siècle plus tard la loi de décembre 1905 garantissant la liberté de culte et confirmant la séparation de l’État et des églises chrétiennes et juives… Cette séparation, comprise le plus largement possible, comme un divorce, ayant été refusée par principe par l’Église. Mais ce mouvement de séparation des ordres religieux et laïc était plus ancien, et a constitué le cadre de notre modernité. À son terme – mais n’est-ce pas présomptueux de parler de terme pour un mouvement qui n’a pas été au bout de sa logique, notamment en séparant le culturel et le cultuel –, ce sont deux visions du monde qui se trouvent séparées. L’une, plus ancienne, était celle des monarchies de droit divin, et est restée celle défendue par les religions (y compris de certaines religions prétendument laïques : nazisme, stalinisme, maoïsme… et d’une certaine manière l’humanisme…). L’autre est devenue la vision officielle de l’État républicain moderne. Mais ces deux visions documentées par des livres que je voulais aussi évoquer, restent symboliques, et ont surtout deux sources différentes : pour l’une la révélation prophétique, et pour l’autre, les lumières de l’entendement. D’un côté la foi vécue parfois dans la passion, de l’autre, la froide raison, avec parfois toutes ses dérives déshumanisantes. 

En Occident judéo-chrétien, la vision religieuse a été mise en forme programmatique par la création d’un Livre qui devait faire la synthèse de ce que les hommes devaient connaître (et le Coran a fait de même, mais de manière moins inspirée, sans poésie) : création du monde et de l’homme (métaphysique, anthropologie, téléologie), histoire, morale, éthique et hygiène de vie. Ce texte (La Thora), écrit principalement en Hébreu, a connu successivement une adaptation grecque (la Septante), puis une traduction en latin (la Vulgate), avant d’en connaitre bien d’autres dans toutes les langues de Babel. La Bible a longtemps été le seul livre vraiment édité et diffusé en Occident, avec ses commentaires, au point d’inventer le concept de bibliothèque. Et s’il y eut un Ancien et un Nouveau Testament, la patristique, puis la scolastique, ont produit beaucoup d’autres discours sur le monde, ses origines, sa finalité.

La vision laïque s’est aussi développée à partir de plusieurs textes qui ont heurté frontalement les religieux. Galilée, en 1632, avec son « Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde », attaque le premier la métaphysique biblique, en donnant raison à l’héliocentrisme de Copernic contre le géocentrisme d’Aristote. Il sera d’ailleurs, très logiquement, arrêté par l’Inquisition, emprisonné, jugé pour hérésie et devra renier ses conclusions pour ne pas être brûlé vif. Cinq ans plus tard, Descartes publiera son « Discours de la méthode » qui, sans renier sa foi en Dieu, opposera les enseignements religieux au « bon sens », à ce qu’il nomme par ailleurs « la raison ». On peut aussi citer, toujours à la même époque, « Le Léviathan » de Hobbes, publié en 1651, et d’autres ouvrages majeurs, jusqu’à « la Philosophie zoologique » de Jean-Baptiste de Lamarck, bien plus tard, en 1809. Ce texte clôturera ces deux siècles (XVIIe et XVIIIe) des Lumières.  C’est le premier biologiste, revendiqué comme tel, qui inspirera notamment Darwin et qui oppose à la métaphysique religieuse des théories naturalistes de l’évolution (ou physicalistes).

Et on notera que si ces scientifiques remettent tous profondément en cause la vision religieuse retranscrite dans la bible, aucun n’abjure sa foi ou se déclare athée – tout au plus, pourront-ils être considérés comme déistes, ou panthéiste. Lamarck considérant par exemple Dieu comme « auteur sublime de la nature ». Et Rousseau, comme Voltaire qui utilise l’analogie horlogère, ne dira pas autre chose.

Mais, ce sur quoi je voulais insister, c’est sur deux points qui apparaissent particulièrement dans le Léviathan, livre très long, qui puise abondamment dans le texte testamentaire et dont le titre renvoie directement au « Livre de Job ». Aucun de ses textes ne conteste l’existence de Dieu et ne peut être considéré comme un essai théologique. Mais, de manière implicite, ils plaident tous pour la reconnaissance, dans l’espace public, d’une vérité fragile qui ne procède d’aucune révélation invérifiable, mais d’une démarche rationnelle, scientifique, qui s’appuie sur une méthode apriorique (le doute critique) et une méthodologie qui sera longtemps qualifiée de « géométrique », car, comme la physique a longtemps été réduite à ce que l’on nommait sous l’antiquité « météorologie », c’est-à-dire science des météores, des astres, cette physique constatait que tout était mouvement de corps, et donc transcriptibles en points (un corps étant ce qui occupe, à un certain moment, un espace), et en traits (un mouvement suivant une ligne droite ou courbe, et les astres sur leurs orbites semblant tracer dans le ciel des cercles). Ce pourquoi, Spinoza en publiant son « Éthique » en 1677 – en réalité son ouvrage est publié à sa mort – il le sous-titre « Ordine Geometrico Demonstrata », c’est-à-dire « démontrée suivant l’ordre des géomètres », ou « démontrée suivant la méthode géométrique ». On remarquera encore que si ce texte est écrit en latin, ce philosophe est quasiment le seul, à cette époque, à ne pas rompre avec la langue de l’église de Rome, en choisissant la langue vulgaire de son époque et de son pays : Le Français pour Descartes, l’Anglais pour Hobbes, etc.

Mais je voudrais aussi faire un dernier parallèle entre ces deux approches, religieuse et laïc, et précisément sur l’autorité, celle des religions et celle de l’État. Elles doivent tout, l’une comme l’autre, à une fiction. Pour les religions, l’existence d’un Dieu, tel qu’elles le conçoivent, et d’une supposée relation à l’homme (peuple élu, médiation prophétique, intervention de Dieu dans la vie des hommes, sacralisation, martyrologie). Pour l’État laïc, l’existence du Peuple (bien défini par Rousseau), c’est-à-dire d’une volonté commune suffisamment affirmée pour abandonner sa souveraineté au profit d’une organisation produite par un contrat et constituée civilement. Et l’existence de ce Peuple est d’autant plus symbolique qu’il ne se constitue comme souverain que pour abandonner sa souveraineté. Et, en opposant le parlementarisme et la démocratie, Rousseau le dit assez bien, lui qui pourtant est celui qui justifie le mieux cette fiction : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». Ce qu’il dit là, c’est que le Peuple n’est libre et souverain que le temps d’abandonner sa souveraineté, que pour déléguer ce qui fait son essence. Il n’est Peuple que pour pouvoir cesser de l’être, le temps d’abandonner sa vie, et se trouve miraculeusement ressuscité, pour un temps court, à chaque élection.

En conclusion, mais sans doute aurais-je l’occasion de revenir sur le Léviathan, on ne peut dater la laïcité au 9 décembre 1905, la fonder sur une loi qui ne fonde rien. D’ailleurs, ni le mot laïcité ni le mot laïc n’apparaissent dans ce texte. Et si le mot est bien contemporain, en devenant rapidement un principe républicain de notre troisième république, puis des Quatrième et Cinquième, la chose qu’il qualifie est plus ancienne, à savoir d’une part la distinction entre la foi qui appartient aux consciences individuelles – ce qui est d’ailleurs assez chrétien et peu musulman, considérant que Dieu a une relation singulière et directe avec chaque homme qui souhaite, par la prière, entrer en contact (amoureux) avec lui, et les religions qui sont de l’ordre d’une adhésion collective ou communautaire –  et d’autre part le droit civil, du fait que l’État qui doit gérer une société qui peut être multiculturelle, n’adhère ni ne privilégie aucune religion, s’en tenant à l’état de la science tel qu’il peut l’appréhender, et met ses lois républicaines et les impose au-dessus des lois religieuses.

Et cette logique conduit, ce qui n’est pas clairement exprimé pour ménager les uns et les autres, à l’expulsion des religions de l’espace public, et leur relégation dans les sphères privées ou les espaces publics consacrés (églises, temples, mosquées, pagodes, monastères, etc.)

Notes de lecture

J’avais prévu de vous reparler du petit dernier de Michel Onfray : « Patience dans les ruines » …. J’y viens… et déjà pour vous dire le plaisir que j’ai, chaque fois, à lire ce philosophe de prédilection avec lequel je partage, sur le plan des idées, tant de choses.

Remarquons déjà que si la philosophie est le métier d’Onfray, créateur de « l’Université populaire de Caen », une démarche profondément politique, métier qu’il pratique et où il excelle depuis longtemps, sa vraie vocation est la littérature. Mais le sait-il ? Et dommage, d’une certaine manière, que son métier, si prenant, l’ait tenu trop loin de cette vocation. Mais c’est le cas de beaucoup d’entre nous.

Pour l’essentiel, ce que je voulais redire ici, non pas qu’il le dise en ces termes, ou le dise tout court, mais il le démontre – son échange de lettres avec le supérieur du Monastère de Lagrasse, le Père Michel, qui clôt ce court ouvrage, inspire ma remarque un peu définitive : On ne peut pas plus traiter de l’irrationnel de la foi avec les outils de la raison, qu’on ne pourrait décrire avec des instruments de mesure physique (le décamètre, la balance, le microscope, etc.) des objets immatériels. Religion et physique participent de deux épistémologies qui ne peuvent se rencontrer, se superposer ; quoi que semblaient en dire les scolastiques. Et si le langage vulgaire, celui fait de mots et de phrases capables de décrire des paysages et de construire des syllogismes est adapté, par défaut, à un usage trivial de la pensée, la religion a besoin de parler en images, symboles, paraboles… Quant à la science, elle a besoin d’un autre langage, plus logique, plus binaire – celui qui distingue le vrai du faux – celui des mathématiques qui veut qu’un plus un fasse deux. Il fallait donc bien que physique et métaphysique s’affirment, à un certain moment, de manière singulière, et seule la physique quantique semble pouvoir peut-être réconcilier un peu les deux.

En d’autres termes, il y a un fossé entre croyants et incroyants que seule peut combler singulièrement la grâce.

Laudato Si’ – si décevant.

Bien que mescréant, militant, non seulement de la laïcité, mais aussi de l’irréligion – retranché contre toutes les religions –, je n’ai pu rester indifférent à une encyclique sur un sujet aussi grave que la protection de l’environnement, et dont l’épistolier est le guide spirituel de plus d’un milliard[1] d’hommes et de femmes. Le pape a donc produit l’été dernier, évidemment en préparation et contribution à la COP21, un texte théologico-politique[2], c’est-à-dire aussi, dogmatique, pour préciser la position ecclésiale sur le développement durable et sa vision de ce que devrait être une relation harmonieuse de l’homme avec son environnement : Cent quatre-vingt-douze pages d’un texte dense, exhaustif, qui se tient, mais au bout du compte désespérant ; qu’il faut néanmoins lire, et que je souhaite ici critiquer, au moins pour expliquer ce goût d’amertume qui me reste au fond de l’âme après l’ingestion de ce texte, peu contestable par ailleurs, mais qui ne semble pas devoir faire bouger les lignes. Je doute d’ailleurs de la formule reprise partout « habemus viridem papam »[3].

Car, ce qui me frappe déjà, c’est cet écart abyssal entre la parole de François et l’éthique de ses ouailles. Comment le dire en termes simples et surtout pondérés ? Le message délivré est fort, cohérent, argumenté et devrait mobiliser tous les chrétiens dont je ne fais pas partie. Mais ceux-ci s’en moqueront et vont continuer à l’ignorer, et à s’en tenir, dans leurs pratiques quotidiennes ou leurs choix politiques, à l’opposé cardinal de la position de l’église, tout en continuant à se prétendre chrétiens. Mais cette incohérence entre discours et actes n’est-elle pas justement la marque de l’église du Christ ?

En conclusion, s’il m’est permis de commencer par la fin, je retiens de ce travail papal de synthèse, principalement deux choses qui surprendront tant elles sont éloignées de son sujet : la première, c’est la réaffirmation d’une tradition idéologique dont l’Église de Rome reste la gardienne scrupuleuse ; la seconde, c’est que l’affirmation de l’appartenance à la chrétienté est de nature culturelle et non religieuse.

Sur le premier point, je continue à affirmer que l’un des piliers de notre civilisation est sa dimension judéo-chrétienne. L’église, fondée par Paul et imposée à l’occident gréco-latin par Constantin, lui a donné une idéologie, l’humanisme, et une croyance, celle en une morale transcendantale.

L’humanisme chrétien, auquel les Lumières ont donné une forme laïque, procède de cette idée que l’homme, et seulement l’homme, « a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu »[4]. Et cette idéologie s’est ancrée dans notre conscience occidentale, au point d’en devenir un des fondements. Pour un juif, l’espèce humaine est divinisée, du mode même de sa création, et son créateur a conçu la nature pour qu’il « domine sur elle », « la garde et l’exploite ». Le christianisme ne s’est pas contenté de déifier l’individu humain, avatar de dieu, en confirmant son ascendance divine, il a humanisé dieu en l’incarnant. Il a fait de Dieu, un homme. Nos Lumières laïques, ont, elles, divinisé la nation, déifiant l’homme dans sa dimension politique, comme Arendt le remarque en parlant dans « On revolution » d’une « déification du peuple ». Le christianisme, comme Feuerbach le montre, et parce qu’il est création anthropologique, est donc d’abord un humanisme ; et l’humanisme, même celui des Lumières, une religion de l’homme. Et le pape n’est pas sur une autre ligne quand il parle de la « famille humaine », et de la terre comme de « la maison commune ». Ce choix paradigmatique lui permet, après avoir constaté la disparition de nombreuses espèces vivantes, et la ruine des équilibres naturels, d’affirmer que « la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire »[5], – « croissez et multipliez »[6] –, mais aussi de dénoncer les modes de vie urbains et la perte de contact des hommes avec la nature. Mais ce n’est pas la seule de ses incohérences ni son seul aveuglement dogmatique.

François confirme par ailleurs – mais comment aurait-il pu faire autrement ?, l’autorité des textes révélés et celle de l’église dans ce double rôle de gardienne et d’interprète des textes testamentaires, donc d’une morale prétendument transcendantale.

Sur le second point : comment ne pas constater l’écart entre les positions de l’Église rappelées ici (sur l’avortement, l’homosexualité, la famille, l’éducation, l’écologie) et celles de l’immense majorité de ceux qui se prétendent chrétiens ? Et je ne parlerai pas, puisque le pape n’y fait pas allusion dans sa lettre aux chrétiens de bonne volonté, des dogmes comme celui, trinitaire, de la consubstantialité des trois Personnes en un seul Dieu, ou bien de l’Immaculée Conception de la vierge, ou encore de la conception virginale du Christ, etc. (pardon pour la prétérition).

Être chrétien, aujourd’hui, et peut-être plus encore quand on se sent agressé par un islam conquérant, c’est l’être culturellement, sans adhérer à la parole du successeur de Pierre, ou reconnaitre son autorité. Ce dernier pouvant toujours parler ; cause toujours François !

Mais reprenons cette encyclique LAUDATO SI’, pour expliquer mon amertume. Ce texte sur l’environnement, bien écrit, rappelons-le – et probablement à plusieurs mains –, parfaitement documenté, rigoureusement structuré, débute très logiquement par un diagnostic[7] qu’il serait difficile de contester tant les problèmes pointés du doigt sont patents. Suit, le rappel de la position dogmatique et historique de l’église[8] qui précise le cadre de référence de François et justifie ses propositions, avant de donner une analyse exhaustive et juste des causes du problème[9]. Viennent ensuite quelques principes pouvant structurer une politique de développement durable[10], des propositions stratégiques[11], enfin une conclusion qui revient à l’essentiel : à la spiritualité, à l’humanisme et à la vocation de l’église[12].

Comment donc faire une critique, ou tenter ce que l’on appelait jusqu’au XVIIe siècle une disputation, sur un texte aussi construit et fouillé, en une chronique évidemment trop courte ? Il y faudrait un livre (et corrélativement disposer d’un temps conséquent pour l’écrire). Essayons toujours d’en dire l’essentiel de ce qui m’a touché, quitte à en passer sous silence quelques éléments, et en invitant chacun à le lire attentivement. Mais avant d’en prendre chronologiquement les chapitres pour respecter le plan voulu par François, je remarque le peu d’impact de ce texte. Le chef des églises chrétiennes prétend, de fait, être l’autorité spirituelle de l’Occident. Il devrait être considéré comme le guide, le maître à penser de milliards d’hommes et de femmes. Il dénonce, propose, justifie sa parole par son statut de vicaire du Christ-Dieu. Non seulement tout le monde s’en fout (ou à peu près), mais ce texte n’est qu’une contribution parmi tant d’autres et sa voix pèse beaucoup moi que celle d’un autre chef d’État, d’un leader politique de second rang, d’un quelconque chef d’entreprise côté en bourse, d’un économiste, d’un banquier. C’est dire le peu de valeur, aujourd’hui, des valeurs et des idées. On fait dire à Goebbels ou à Goering « quand j’entends le mot culture, je sors mon pistolet ». C’est un peu cela que je remarque : quand on parle de « spiritualité écologique », les hommes politiques sortent les sondages ou les enquêtes d’opinion, les industriels le chantage à l’emploi, les économistes leur théories qui se contredisent, les banques leur argent (qui d’ailleurs est le nôtre). Ce texte n’a donc que peu de valeur, au cours actuel des choses, et ne sera l’enjeu d’aucun vrai débat. Les gens qui nous gouvernent ont mieux à faire, et business is business. Amertume.

François fait un constat sans appel de la situation actuelle. Il n’invente rien, mais dit tout, simplement, clairement, fortement. Il constate que la planète est devenue une poubelle et dénonce une culture du déchet, et le gâchis social que produit la société de consommation. Peut-être a-t-il lu Fromm ou Arendt ou tant d’autres ? Il cite Ricœur… Et l’on comprend bien qu’il dénonce un système qui produit de la richesse pour certains, mais en créant des déchets, matériels et humains, considérables. Il porte d’ailleurs un discours courageux, clairement de gauche, voire d’extrême gauche, et revendique le droit pour chacun à accéder gratuitement à la terre, au logement, à l’eau. Il dénonce la folie humaine ; et tout y passe, très justement et sans compromis – on croirait entendre l’autre François en campagne, l’ennemi de la finance – je cite, sans rajouts :

– paradigme technico-économique,

– confiance irrationnelle dans le progrès et dans la capacité humaine,

– prétention de l’homme à refuser toute limite et à le justifier sur le registre des libertés,

– surexploitation des ressources et des espèces animales,

– destruction de la nature et perte de la biodiversité,

– perte du contact de l’homme avec la nature,

– exploitation inconsidérée de la nature et culture du déchet,

– faillite de la politique,

– réduction de l’information à un bruit de fond, dont l‘objet essentiel est le divertissement des masses,

– inhumanité des villes,

– défaut de progrès social,

– égoïsme.

Et même si je pourrais lui reprocher et son humanisme qui le conduit à considérer la faune et la flore comme une simple ressource pour la famille humaine et d’autre part la vision qui réduit la planète à l’occident, je ne peux que souscrire à la sévérité de son constat.

Et citons d’une part cette formule programmatique qui devrait pouvoir, si François avait reçu de Dieu le pouvoir de Josué, faire tomber les murs de Jéricho : « Toute volonté de protéger et d’améliorer le monde suppose de profonds changements dans ‘’les styles de vie, les modèles de production et de consommation, les structures de pouvoir établies qui régissent aujourd’hui les sociétés’’ »[13] ; mais aussi ce diagnostic : « Beaucoup de ceux qui détiennent plus de ressources et de pouvoir économique ou politique semblent surtout s’évertuer à masquer les problèmes ou à occulter les symptômes, en essayant seulement de réduire certains impacts négatifs du changement climatique »[14].

Peut-on parler, comme je l’ai lu dans la presse d’un message gauchiste ? Chacun jugera sur pièces. Je n’en porte à la connaissance de mon lecteur que quelques-unes :

« Les pouvoirs économiques continuent de justifier le système mondial actuel, où priment une spéculation et une recherche du revenu financier qui tendent à ignorer tout contexte, de même que les effets sur la dignité humaine et sur l’environnement. »[15]

« Aujourd’hui, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue. »[16]

« La soumission de la politique à la technologie et aux finances se révèle dans l’échec des Sommets mondiaux sur l’environnement. Il y a trop d’intérêts particuliers, et très facilement l’intérêt économique arrive à prévaloir sur le bien commun et à manipuler l’information pour ne pas voir affectés ses projets.[17] »

« Mais c’est le pouvoir lié aux secteurs financiers qui résiste le plus à cet effort, et les projets politiques n’ont pas habituellement de largueur de vue. Pourquoi veut-on préserver aujourd’hui un pouvoir qui laissera dans l’histoire le souvenir de son incapacité à intervenir quand il était urgent et nécessaire de le faire ? »[18]

Oui, comment ne pas penser à un candidat président qui prétendait que son ennemi, c’était la finance ?

Suit donc l’Évangile de la création, sur lequel, n’étant pas chrétien[19], je n’ai pas grand-chose à dire. Deviendrait-il acceptable en changeant partout, non pas comme Spinoza aurait pu nous y inviter, le mot Dieu par nature, mais par conscience ? En fait, en remplaçant partout foi par raison et Dieu par conscience, la religion devient ainsi casuistique et le texte garde une grande partie de sa cohérence. Mais pourquoi vouloir jouer à ce jeu des mots ? Peut-être pour montrer qu’un laïc militant peut rester proche d’un curé, pour peu qu’en acceptant de jouer sur la sémantique, on puisse inventer, derrière ces mots, des proximités conceptuelles. Essayons ! La première thématique de ce second chapitre devient ainsi « La lumière qu’offre la foi raison ». Mais c’est trop simpliste. Je retiens une seconde idée forte que le pontife exprime ainsi : « L’existence humaine repose sur trois relations fondamentales intimement liées : la relation avec Dieu, avec le prochain, et avec la terre. Selon la Bible, les trois relations vitales ont été rompues, non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de nous. Cette rupture est le péché »[20]. Je pense effectivement que l’existence humaine repose sur trois relations fondamentales intimement liées : la relation à sa conscience – c’est-à-dire à soi –, avec le prochain, et avec la terre. Ces trois relations vitales ont peut-être été rompues, ou peut-être n’ont-elles jamais été résolues ? Cette rupture est ce qu’en philosophie on nomme aliénation. Et, je pense intimement que l’aliénation, c’est-à-dire l’idée de vivre séparé de soi, de Dieu si l’on veut, est le seul péché. Mais, au-delà de cet exemple, je ne veux pas discuter de dogmes auxquels je ne crois pas, chicaner des a priori que je ne partage pas, mépriser une sensibilité qui n’est pas la mienne, moquer des intuitions qui ne me parlent pas, mais que je respecte, comme je respecte le pape. Car je retiens des points de convergence : la reconnaissance d’un libre arbitre, d’« une singularité qui transcende le domaine physique et biologique »[21], qui me laissent espérer une possible conversion du pape à la mescréance. Après tout, les desseins de Dieu sont impénétrables et comme Malebranche le démontre dans son traité sur la grâce, Dieu l’accorde sans discernement. Et quand François déclare (ou rappelle) que « Nous pouvons affirmer qu’à côté de la révélation proprement dite, qui est contenue dans les Saintes Écritures, il y a donc une manifestation divine dans le soleil qui resplendit comme dans la nuit qui tombe »[22], ne pourrait-on lui opposer qu’il n’y a pas d’autres Saintes Écritures que le livre de la nature, pas d’autre morale que la nécessité, et que toute religion est contestable comme interprétation transcendante de cette écriture. Car je crois, comme Comte-Sponville, à une « spiritualité sans Dieu », c’est-à-dire immanente.

Sur la racine du mal, car le mal est fait – « la terre, notre maison commune, semble se transformer toujours davantage en un immense dépotoir », et « à cause de nous, des milliers d’espèces ne rendront plus gloire à Dieu pour leur existence et ne pourront plus nous communiquer leur propre message »[23] –, François met l’homme devant ses responsabilités, en condamnant en ces termes « le paradigme technocratique ». Il aurait pu – ou peut-être dû – parler de technobureaucratie. Là encore, ses paroles sont fortes et fondées. Il insiste sur un point dont nous ne prenons pas suffisamment la mesure « Il faut reconnaître que les objets produits par la technique ne sont pas neutres, parce qu’ils créent un cadre qui finit par conditionner les styles de vie, et orientent les possibilités sociales dans la ligne des intérêts de groupes de pouvoir déterminés. Certains choix qui paraissent purement instrumentaux sont, en réalité, des choix sur le type de vie sociale que l’on veut développer »[24]. Mais j’ai déjà eu l’occasion de chroniquer ce point. Tout acte humain qui ne procède pas d’une nécessité a une dimension morale, même sans désir de lui donner une portée morale déterminante ou simplement particulière ; et toute invention, toute production humaine, qu’elle soit matérielle ou intellectuelle, parce qu’elle est en capacité d’impacter la vie des gens et de modifier le réel, n’est pas neutre et participe à une évolution des comportements, des modes de pensée. Et c’est pourquoi la publicité est à ce point si redoutable que même les politiques en sont réduits à privilégier ce mode de communication, le préférant au débat, à l’expression argumentée d’idées, à la dialectique, à la politique.

Et je souscris aussi à la dénonciation du « paradigme technocratique » qui « tend à exercer son emprise sur l’économie et la politique », en m’étonnant que le pape aille jusqu’à déclarer, en citant Benoit XVI, que « les finances étouffent l’économie réelle », ou que « le marché ne garantit pas en soi le développement humain intégral ni l’inclusion sociale » – paroles marxiennes s’il en est, mais que j’approuve…

Il y aurait tant à dire sur un texte aussi dense qu’il mériterait un commentaire ligne à ligne, ici d’approbation : « Cesser d’investir dans les personnes pour obtenir plus de profit immédiat est une très mauvaise affaire pour la société »[25], là de prise de distance : « Les expérimentations sur les animaux sont légitimes… »[26]. Passons donc sur des points qui ne sont pourtant pas du tout accessoires. Mais je renâcle quand même et refuse de passer au-dessus de la confusion qu’il fait entre relativisme et nihilisme[27]. Mauvaise foi, ou approximation, dans un texte si précis, si solide ? Relativiser, c’est refuser d’objectiver de manière universelle les valeurs. Mais cela peut conduire à défendre bec et ongles des valeurs occidentales que l’on considère comme telles. Le nihilisme consiste, lui, à considérer que tout se vaut, donc que rien n’a de valeur – Comte-Sponville le rappelle avec éloquence dans son dernier ouvrage ; un relativiste peut évidemment être un homme à l’éthique rigoureuse et qui ne cède rien sur le registre de ses valeurs (voir aussi du côté de chez Nietzsche…).

Sur les mutations génétiques, là encore, je ne peux laisser passer le rappel d’une prise de position de Jean-Paul II qui pourrait prêter à sourire : « Quoiqu’il en soit, l’intervention légitime est celle qui agit sur la nature pour l’aider à s’épanouir dans sa ligne, celle de la création, celle voulue par Dieu »[28]. Ainsi, comble d’humanisme, le rôle démiurgique de l’homme est accepté par l’Église, car la nature aurait attendu l’homme pour s’épanouir. Non seulement, les fils d’Adam sont en droit de faire de la terre un jardin, de l’exploiter, mais ils peuvent compléter la création pour l’accomplir, palier l’incomplétude de la Genèse, la carence ou la distraction divine, y compris par la transgénèse qui est clairement envisagée. On peut donc en conclure que l’Église se déclare implicitement ici prête au transhumanisme ou à la création de chimères, pour compléter le bouquet des espèces existantes dans la nature ; à la condition expresse, j’en conviens, que l’homme reste dans « la ligne de la création » – une ligne jeune tracée par le pape ?

Que dire des principes proposés ici, et qui doivent sous-tendre une politique d’Écologie intégrale ?

Pas grand-chose, tant ces principes peuvent faire consensus. Hommes de bonne volonté, réveillez-vous, levez-vous et donnez-vous la main, le pape vous suit, ou plutôt vous précède, balançant son encensoir ! Il faut répondre à deux crises qui n’en font qu’une : environnementale et morale, en renonçant à la culture du déchet (matériel et humain), en construisant de nouveaux écosystèmes respectueux de l’homme et de la nature. La solution est donc politique, et se présenterait comme suit, si l’on suit la procession :

1/ se reposer la question de la fin (humaine pour un humaniste, peut-être un peu plus large pour un non-humaniste),

2/ poser, en cohérence, des principes qui hiérarchisent des valeurs,

3/ inventer un nouveau système respectueux de ces principes,

4/ migrer progressivement vers ce nouveau système,

5/ le corriger chaque fois qu’il déçoit.

Voilà, c’est dit avec mes mots, mais c’est ce que l’encyclique propose en son chapitre 4, et je serais prêt à la suivre sur de nombreux points : Pas nécessairement sur la nécessité de « donner aux chercheurs un rôle prépondérant », pas sur « la nécessité impérieuse de l’humanisme »[29], je crois qu’il est au contraire impérieux de réinterroger ce concept, mais sur la nécessité de protéger les cultures populaires, les traditions, de cultiver le sentiment d’appartenance, notre sensation d’enracinement ; sur l’urgence de s’opposer au nivèlement pas la norme – je milite aussi pour freiner la technobureaucratie dans son délire normatif – de prendre la mesure des « corrélations entre l’espace et la conduite humaine »[30]. Il propose donc, ni plus ni moins que d’inverser l’axiologie du progrès, de tout réorienter, de prendre le contre-pied de ce que l’on nomme modernité pour se construire un avenir, une nouvelle modernité dans une tout autre direction, avec le souci de la dignité humaine, de la dignité d’un être réconcilié avec lui-même et avec ses traditions, en paix avec ses frères en humanité, réconcilié avec la nature. Un homme sans péché. Et je veux bien rendre hommage ici à la cohérence de son propos. C’est un défi et il veut bien reconnaître que « la difficulté de prendre au sérieux ce défi est en rapport avec une détérioration éthique et culturelle, qui accompagne la détérioration écologique »[31]. Et, arrivé à ce point, comment ne pas se demander « mais comment faire ? » et si ma conversion au christianisme, un christianisme militant ne serait pas utile à notre cause commune ?

Comment faire ? C’est l’objet de ce nouveau chapitre proposant « quelques lignes d’orientation et d’action ». Et je me disais, arrivé à la page 127 : « enfin, nous allons arriver à quelques propositions concrètes, fortes, en écho au constat si juste du Saint-Père ». Mais, rassurons-nous, François ne propose rien. Désespérant ! Ou plutôt, fidèle à la ligne historique de l’Église, il propose de faire confiance au système, un système qu’il vient de dénoncer comme failli, pour se réformer de l’intérieur. Que dit-il ? Il y a « nécessité d’un changement de direction », et on ne peut y arriver que par « un consensus mondial ». Il faut donc travailler à « un dialogue international », notamment via les structures internationales et les sommets sur l’environnement dont il rappelle la chronologie et l‘histoire. Est-ce bien tout ce qu’il propose ? Non, il propose, après « le dialogue », « de prier » : « Nous les croyants, nous ne pouvons pas cesser de demander à Dieu qu’il y ait des avancées positives dans les discussions actuelles, de manière à ce que les générations futures ne souffrent pas des conséquences d’ajournements imprudents »[32]. Voilà, c’est à peu près tout. Déprimant.

En conclusion de toutes ces belles démonstrations, aucun appel au peuple, aucune plaidoirie pour la démocratie, aucune exigence d’un changement de système. François nous explique, comme si nous ne le savions que trop bien, que ce système est non seulement failli, mais pourri ; et qu’il y a urgence, et il conclut que « la maturation d’institutions internationales devient indispensable, avec des autorités désignées équitablement par accord entre les gouvernements nationaux, et dotées de pouvoir de sanctionner »[33]. Il propose donc un transfert de pouvoir toujours plus conséquent de la base vers des « machins » non démocratiques et que personne ne maitrise ni ne maitrisera. Il écrit, parlant de « la mise en œuvre des grands principes », « que c’est très difficile pour le pouvoir politique dans un projet de Nation »[34]. Donc, transférons ce pouvoir à des administrations supranationales, à une bureaucratie normative…

Déprimant. Le pape veut miser sur l’opinion publique, privilégier le dialogue et la prière, et faire confiance à la bureaucratie internationale et la renforcer. Pour ce qui est des pouvoirs financiers qu’il dénonce lourdement : rien. Je concède qu’il écrit : « Sauver les banques à tout prix, en en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir et réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir et qui pourra seulement générer de nouvelles crises après une longue, couteuse et apparente guérison »[35]. Mais il s’avère incapable d’aller au-delà de ce constat, et s’arrête au milieu du gué.

Reprenons ses mots, si forts, si justes quand il dénonce, et je n’en rajoute pas, le paradigme technico-économique, les pouvoirs de l’argent, la perte du contact de l’homme avec la nature, la surconsommation, la surexploitation et la culture du déchet, la faillite de la politique. Et répétons ce qu’il propose : du dialogue, de la prière, le renforcement de la technobureaucratie internationale, et une dépossession des États-nations. Il note, pour la condamner, « la soumission de la politique à la technologie et aux finances »[36], et (parole d’une force révolutionnaire extraordinaire) : « les structures de pouvoir établies qui régissent aujourd’hui les sociétés »[37], mais jamais, il ne parle de démocratie ; nulle part il n’en appelle aux peuples. Après avoir dénoncé un système économique qui privilégie le profit et passe l’homme en pertes et profits, des structures politiques incapables de tenir face à la finance et aux pouvoirs économiques, il propose de ne rien changer. Après son sermon, il descend de chaire et rentre en sacristie, messe dite, sentiment du devoir accompli. Désespérant.

[1]. Ce chiffre publié dans la presse n’a évidemment aucun sens. Et je me demande bien ce qu’est un catholique, voire un pratiquant ? Et à quel degré reconnait-il l’autorité pontificale ? Et quid des enfants catholiques, notamment ceux qui n’ont pas atteint l’âge de raison, qui ne sont pas encore assez grands pour monter dans les arbres ? Et précisément dans celui qui produit le fruit si convoité de la connaissance du bien et du mal.

[2]. Un mescréant espiègle parlerait d’un Tractatus theologicopoliticus dont l’objet serait ici natura, mais après tout, comme dit l’autre, deus sive natura…

[3]. Nous avons un pape vert.

[4]. Genèse 1-26

[5]. Voir Chapitre 1-51.

[6]. Genèse 1-28

[7]. Chapitre 1 : CE QUI SE PASSE DANS NOTRE MAISON

[8]. Chapitre 2 : L’EVANGILE DE LA CREATION

[9]. Chapitre 3 : LA RACINE HUMAINE DE LA CRISE ECOLOGISTE

[10]. Chapitre 4 : UNE ECOLOGIE INTEGRALE

[11]. Chapitre 5 : QUELQUES LIGNES D’OREINTATION ET D’ACTION

[12]. Chapitre 6 : EDUCATION ET SPIRITUALITE ECOLOGIQUES

[13]. Introduction – 5

[14]. Chapitre 1 – 26

[15]. Chapitre 1 – 56

[16]. Chapitre 1 – 56

[17]. Chapitre 1 – 54

[18]. Chapitre 1 – 57

[19]. Je veux dire que je ne suis pas chrétien, étant antireligieux, mais je le suis évidemment culturellement, à mon grand dame, et jusqu’à la moelle.

[20]. Chapitre 2 – 66

[21]. Chapitre 2 – 81

[22]. Chapitre 2 – 85

[23]. Chapitre 1 – 33

[24]. Chapitre 3 – 107

[25]. Chapitre 3 – 126

[26]. Chapitre 3 – 130. C’est à ce point que je pose la problématique humaniste. Est-on prêt à autoriser l’expérimentation humaine, pour sauver des animaux ou une espèce en voie de disparition ?

[27]. Chapitre 3 – 123

[28]. Chapitre 3 – 132

[29]. Chapitre 4- 141

[30]. Chapitre 4 – 150

[31]. Chapitre 4 – 162

[32]. Chapitre 5 – 169

[33]. Chapitre 5 – 175

[34]. Chapitre 5 – 178

[35]. Chapitre 5-189

[36]. Chapitre 1-54

[37]. Introduction – 5

Démocratie égalitaire et tripartition des fonctions

N’ayons pas peur des mots qui gênent et, pour parler politique, parlons d’amour ; pour commencer et pour clore cette réflexion d’une nuit, sans crainte ici de l’artifice.

Je me souviens, même si ce souvenir est aujourd’hui ancien, et peut-être incertain, que dans le film de Truffaut « l’homme qui aimait les femmes », un  médecin qu’il  consultait faisait remarquer au personnage incarné par Charles Denner : « On ne peut passer tout son temps à faire l’amour ; c’est pour ça qu’on a inventé le travail ».

J’y repensais en me faisant cette autre remarque « On ne peut malheureusement passer tout son temps à faire de la politique, c’est pour ça qu’on a inventé le travail ». Mais la chose dite ainsi, l’est mal, ou du moins décrit mal mon état d’esprit. Disons plutôt que je m’agace que le travail ait ceci de gênant, ou de pratique, qu’il nous prend notre énergie et notre temps, plus alors disponibles pour la politique, la philosophie, la méditation, l’amour. Et cela fait bien l’affaire des élites qui préfèrent s’adonner à la politique et laisser le travail à d’autres, et qui tendent toujours de manière naturelle à privilégier cette organisation, vieille comme le monde, de nos sociétés indo-européennes, que Gorges Dumézil évoquait sous la forme d’une tripartition des fonctions sociales : Les guerriers, les producteurs, les prêtres. Je préfère d’ailleurs dire les maîtres, les esclaves, les prêtres, qui assument les trois fonctions de base qui permettent au système de tenir debout : gouverner, travailler, justifier.

Ce schéma observé partout est évidemment très inégalitaire et associe le sabre et le goupillon, le monarque et l’église, dans une commune entreprise d’aliénation des bras-nus plébéiens. Le maître fait le droit, qui est toujours celui du plus fort, et le prêtre le justifie sur le plan moral. Et le travailleur, nom moderne et bourgeois de l’esclave, offre son corps au Système comme producteur et rempart : de la chair à Système, de la pâtée pour Léviathan.

Et ce système est naturel, on pourrait dire darwinien, même si Darwin, à défaut de l’inventer, se contente de le décrire. Il est basé sur le principe de la sélection des meilleurs et de l’élimination des plus faibles par leurs prédateurs. Système simple, efficace, naturel, fonctionnel ; dynamique des forces qui ignore la morale humaine. Et de ce point de vue aussi, on peut dire que l’homme est un animal surnaturel et opposer nature et artifice. L’homme ne peut se satisfaire de la nature ; il est sans limites. Mais alors qu’il devrait la dépasser en la conservant[1], il la nie, la détruit, lui substitue ses pauvres artifices.

Comme l’écrit Hugo « Dieu n’avait fait que l’eau, mais l’homme a fait le vin ». Rajoutons à notre sauce : « Dieu a créé l’homme, mais l’homme a inventé Dieu », ou encore, « si Dieu a fait les lois de la nature, l’homme a inventé et l’état de droit et la démocratie ». Et la démocratie est la réponse humaine, politique, aux rapports des forces naturelles, à la loi du plus fort, du mieux adapté ; comme le droit est la réponse humaine au problème de la Morale.

La démocratie ne peut donc avoir d’autre objet que de supprimer, ou du moins de corriger, limiter, les rapports de force de l’Etat de nature, ce que je nomme les rapports naturels dominants/dominés.

Et elle ne peut être que laïque, car l’église est toujours justificatrice de ce rapport de force naturel.

La vraie démocratie, dont le travail est toujours l’ennemi – travail que je condamne comme fausse valeur morale et comme facteur d’aliénation, captation d’une énergie qui ne peut plus s’investir dans les rapports humains (la politique ou l’amour)[2] –, la démocratie authentique doit être tentative de dépasser les rapports dominants/dominés. Et ses principes constituants doivent donc être, en premier lieu, le refus des hiérarchies, ce que d’aucuns, et de manière maladroite et radicale, ont pu énoncer par la formule « Ni dieu, ni maître » et que je conceptualise par l’idée du refus du sacré, ou par l’esprit de laïcité.

Il nous faut dépasser ce vieux système, ce tripalium[3], dont les trois pieux, les trois pieds, sont : gouverner, justifier, travailler. Que l’on donne un grand coup de pied dans le « justifier » et l’on verra le tabouret du diable, ayant perdu son soutien métaphysique, basculer. C’est ce que la révolution française a essayé de faire, notamment avec les Hébertistes, mais Robespierre qui fut le mauvais génie de la révolution, petit bourgeois inconsistant et fossoyeur d’une révolution congénitalement non viable, porta, le 7 mai 1794, un coup de grâce à l’idée révolutionnaire, en imposant à La Convention qu’elle décrète une nouvelle religion[4] dont il se voyait bien devenir le grand prêtre. L’église, celle que Robespierre voulait réinstituer, comme toutes les autres, sera toujours au service d’un ordre politique, image d’un ordre divin, au service des maîtres. Elle sera donc toujours l’ennemi de la démocratie, car la démocratie authentique, donc laïque, refuse par principe l’ordre supérieur, et refuse d’inscrire dans ce cadre hiérarchique les relations de l’homme et de Dieu, du citoyen et de l’Etat, du corps et de l’Ame, de la perception et de la Pensée.

Il nous faut donc changer radicalement notre système de pensée et substituer à l’idée d’opposition, celle d’amour. L’homme est une partie de Dieu, comme le singulier du Tout. Il n’y a pas de nation et d’état sans citoyens et sans volonté des citoyens. Il n’y  a pas de groupe sans individus. Pourquoi opposer la vague et l’océan. Ce n’est pas l’océan qui impose son rythme à la vague. Toute hiérarchie est opposition, toute opposition génère l’oppression et l’aliénation. Il faut substituer à « l’un contre l’autre », « l’un avec l’autre », aux rapports naturels de forces, la solidarité humaine, qui devrait être l’unique source du droit.

La solidarité, n’est-ce pas la meilleure façon de parler d’amour en politique ? Il y en a une autre : l’humilité.

Je sais que dénoncer les hiérarchies ne peut être ni compris ni entendu. Il y a des hiérarchies données. Ce sont d’ailleurs les seuls que je reconnaisse. Hiérarchies données, hiérarchies de dons, autrement dit : autorité naturelle. Certains ont effectivement des dons qui les mettent au-dessus. L’économiste Keynes, mettait ainsi tout en haut les artistes, et puis, juste en dessous, les entrepreneurs, qui étaient pour lui des artistes ratés, des frustrés. J’aime bien cette idée…

L’humilité consiste à refuser cette hiérarchie, même si s’abaissant ainsi, on s’élève encore. Le saint, le vrai, le maître de justice, est celui qui se sentant supérieur, ou se craignant trop parfait, pèche, se souille pour se rabaisser au niveau du commun, et se fait brigand par son refus de s’élever[5].

Terminons par d’autres paradoxes. L’église est l’ennemi de la démocratie, de la vraie, mais la démocratie, la nôtre, celle que nous avons construire est une idée chrétienne, c’est à-dire une idée qui perverti le message du prophète juif Josué/Jésus.

Dieu doit cesser d’être pour nous une idée, abstraite, une chose que l’on regarde comme extérieur à nous, supérieure à nous. Nous devons cesser d’en parler, cesser d’y penser, cesser de le prier ; nous devons combattre les religions, abandonner toute spiritualité qui ne serait pas celle d’un corps vivant, assumé tel qu’il est, petit, prétendument peccamineux, condamné, une pourriture en devenir morbide. Nous devons revenir à l’homme, à sa nature ; et à la nature ; et la dépasser. Nous devons construire enfin la démocratie.

Pourquoi conclure par Spinoza ? Peut-être parce que son traité théologico-politique est l’un des quelques grands textes fondateurs de la laïcité. Peut-être parce qu’écrivant « Deus sive natura », il ouvre la porte à qui voudrait écrire « Deus sive vita »



[1]. Ce conservation/dépassement correspond, de mon point de vue, au concept même de surhumain, celui du prophète de Zarathoustra. Et puisque j’évoque ici la philosophie allemande, comment ne pas convoquer aussi le concept d’Aufhebung.

[2]. Et qu’on ne me parle pas de réalisation de soi. Si l’homme a besoin du travail pour se réaliser, c’est qu’il est déjà bien aliéné.

[3]. Faut-il rappeler que l’étymologie latine de travail est tripalium (les trois pieux plantés dans le sol) qui désignait un instrument de torture, mais aussi d’immobilisation (des chevaux par exemple pour les ferrer). Le « travail » est donc étymologiquement synonyme de torture et de souffrance.

[4]. Robespierre, souhait donc maintenir la plèbe immobilisée dans ce tripalium. Ce décret arrêtait que : « Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. — Il reconnaît que le culte de l’Être suprême est la pratique des devoirs de l’homme. Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la divinité et à la dignité de son être ». On peut s’étonner ici que la Convention puisse parler au nom du peuple, et affirmer ainsi, de manière performative que « les gens » reconnaissent l’existence de Dieu. Qu’en savaient-ils ?

[5]. Cette idée, choquante s’il en est, me vient moins du côté de chez Nietzsche que du côté de Marguerite Porete ; et je la trouve ludique et iconoclaste, donc existante.

Mais que font les écologistes ?

Ce n’est pas seulement l’information dramatique, prise au vol ce matin sur les ondes, mais les commentaires associés qui m’ont interpellé. Mais rappelons déjà cette consternante nouvelle. Une jeune adolescente en vacances à La Réunion a été tuée par un requin bouledogue, alors qu’elle se baignait à quelques mètres de la plage. Que dire de plus sur les faits ? Pourquoi commenter l’horreur, l’effroi que cette information peut susciter ? Comment imaginer la douleur des parents, ou s’y associer ? De ce dernier point de vue, la chose est pour moi impensable et tout ce que je pourrais écrire serait en-deçà ou à côté, donc déplacé. Je m’abstiendrai donc : incapacité à dire ou pudeur, c’est selon ce que l’on voudra bien en penser. Mais laissons cela aux journalistes qui doivent bien faire leur métier, et aux politiques qui ne peuvent laisser passer l’information, ni la relation d’un problème, sans donner l’impression qu’ils s’en saisissent, et qu’ils ont encore prise sur la vie comme elle va. Et c’est le plus interpellant. Le député-maire de Saint-Leu, commune du drame, s’est légitimement ému de l’accident, et a exigé que l’on « éradique les requins » qui viennent chasser près de la plage « en toute impunité ». Cet élu socialiste, qui a beaucoup fait parler de lui lors de la publication de son patrimoine, ou en réponse aux menaces proférées par lui de son possible exil fiscal à Saint-Maurice, utilise ici un vocabulaire autant remarquable que banal. Évoquer la possible impunité du prédateur, c’est accréditer l’idée que cet accident homicide est un crime qui devrait être puni. Mais si le squale devait être puni – il est aujourd’hui recherché –, je me demande au nom de quoi. Au nom de la justice et de loi ? De la morale ? De l’autorité des hommes sur la nature ? Comme victime expiatoire sacrifiée ici sur l’autel de la cohésion de la communauté insulaire ?

Les lois des hommes s’appliquent aux hommes et constituent l’éthique d’un corps social constitué dans le cadre de l’Etat civil. Les animaux, me semble-t-il, en sont restés à l’Etat de nature, n’ayant jamais constitué de société, au sens humain du terme. Nos lois, légitimes pour nous, ne sont pour eux qu’une violence sans autorité, celle de la loi du plus fort, et jouant sur les mots pour dire ce que ce drame intervenant sur une  commune qui s’appelle Saint-Leu m’inspire, je dirais que l’homme est un loup pour le requin[1].

Peut-on les éradiquer au nom de la morale ? Je n’en suis pas sûr. Même si je ne mets pas sur le même plan la vie d’un homme et celle d’une sardine – mais je serais curieux de voir la chose avec les yeux de Dieu. D’un point de vue moral, il me semble que l’acte qui consiste, pour le requin à manger de la chair humaine, et pour l’homme à ouvrir une boite de sardines à l’huile, est du même ordre. Et j’assume ce point de vue très spinoziste. Et si l’un des deux, de l’homme ou de l’animal, est possiblement coupable de crime, c’est évidemment l’homme, car il agit en conscience, et parce qu’il a la capacité à penser ses actes – en l’occurrence à détruire certains équilibres fragiles qui conduisent un squale dangereux à proliférer et à venir chasser trop près du rivage. Mais ce crime, s’il en est un, n’est de toute façon pas contre-nature, car les prédateurs existent naturellement, et ne constituent pas une bizarrerie de la création. C’est le jardin d’Eden, où rien ne meurt ni ne pourrit, où l’agneau vit dans l’intimité du loup, qui constitue un fantasme, une version d’utopia, un eu topos qui est le lieu de nulle part.

Le requin attaque – au moins cette espèce particulière – parce que c’est dans sa nature, et qu’il ne peut s’affranchir de ce qu’il est ; disons-le d’une manière volontairement outrancière : parce que Dieu l’a voulu ainsi, et le créateur étant par définition, par construction conceptuelle, omnipotent, omniconscient, omniscient, il savait le drame avant qu’il advint. Faut-il éradiquer les requins mangeurs d’hommes, comme d’autres espèces nuisibles à l’homme : le tigre, le lion, le crocodile, le moustique, le percepteur d’impôts et le contractuel préposé à la distribution des PV de stationnement ? Peut-on poser cette question aux croyants Dieu ? Mais, c’est plus encore l’avis des écologistes que j’aurais souhaité connaître. Mais je les vois plus promptes à intervenir sur une problématique de couloir de bus qu’à gloser sur la question du statut de l’animale, ou sur la relation de l’homme à la nature.



[1]. J’admets que le jeu sur les mots est un peu tiré par les cheveux – mais comment résister ? –, car j’ignore l’origine du nom de Saint-Leu. Mais je pense qu’il s’agit de Saint-Loup, car en vieux françois, loup se disait leu. La formule « l’homme est un loup pour l’homme » (Homo homini lupus), vulgarisée par Hobbes, est très ancienne, et on la retrouve déjà chez Plaute.