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Propos sur le pouvoir

Relisant Alain, ses « Propos sur les pouvoirs », je retrouve sans surprise confirmation de cette filiation que je continuerai à revendiquer jusqu’à mon dernier souffle : Reclus, Alain, Camus, etc., mais il faudrait rajouter à ce panthéon personnel, Tolstoï, Thoreau, Gandhi, et bien d’autres qui, pourtant, sont tous singuliers. Mais tous défendent, dans leur cadre de pensée, et avec leurs mots, un socialisme individualiste, c’est-à-dire, libertaire ; une idéologie qui considère qu’existe en chacun de nous une singularité irréductible, et, qu’en politique, le peuple doit toujours être au début et à la fin, quitte à ce que l’action politique passe par un État qui ne peut être, aujourd’hui, compte tenu de l’évolution du monde, qu’un mal nécessaire. Et si je cite toujours d’abord Reclus, comme on mettrait un produit en tête de gondole, c’est qu’il était aussi féministe avant l’heure, écologiste à une époque où ce concept n’avait pas encore été forgé – il était aussi végétarien par respect pour les animaux –, pacifiste, et plus largement non violent, ce qui le distinguait de certains de ses amis anarchistes, je pense à Bakounine, Kropotkine.

Socialisme libertaire, donc partisan, par défaut, d’une République d’inspiration résolument laïque et démocratique. Car si la monarchie n’est pas concevable dans un système laïc, l’aristocratie pose aussi problème. Même si l’idée, très platonicienne, de confier le gouvernement de la cité aux meilleurs, semble n’être qu’une marque de bon sens. Mais le projet de retenir les meilleures se heurte à deux obstacles insurmontables. Comment, par quel processus, désigner les meilleurs et s’assurer qu’ils le restent ? Les méthodes utilisées aujourd’hui sont en échec. Et surtout, sur quelle échelle de valeurs ? Oui, toute la difficulté tient à ces deux points. Peut-on, de manière conceptuelle, construire une échelle de valeurs, et comment, sur cette échelle, évaluer les hommes de pouvoir ? Cette impossibilité disqualifie le système aristocratique, sauf en cas de crise majeure, en temps de guerre, quand le meilleur est, de fait, le plus grand général, le guerrier le plus brave ou le plus audacieux. C’est ainsi que se forma, parmi d’autres, l’aristocratie française franque. Mais, en temps de paix, cette aristocratie qui sombre alors dans le luxe corrupteur ne vaut plus grand-chose. Rappelons aussi que les cités grecques étaient capables, en cas de crise, de suspendre la démocratie pour confier le pouvoir à un dictateur ; et cela pour un temps donné.

Mon obsession reste donc la liberté et très précisément les libertés individuelles. Et ce tropisme est chez moi, congénital. Car, et j’emprunte cette formule à Alain dans un texte de 1922, « je suis né simple soldat ». Mais pas seulement, ni fait pour diriger ni fait pour obéir : un esprit indocile, réfractaire à l’ordre, aux ordres, mais jamais déserteur, évidemment par solidarité de classe. Et si je reprends cette image militaire, c’est que je la trouve plus intéressante, et surtout plus moderne que cette autre, hégélienne, qui voudrait que le monde se divise naturellement, et pour des raisons d’essence, entre maîtres et esclaves. On naitrait l’un ou l’autre, ce qui condamnerait définitivement toute idée de démocratie comme ignorant le réel, et renverrait cette idée dans le ciel des utopies. Et je veux bien, gardant les pieds sur terre, le corps ancré dans la réalité des corps, biologiques ou non, reconnaître qu’il n’y aura jamais de démocratie directe, de « gouvernement du peuple par le peuple ». Mais pour ne pas désespérer de la Politique et de l’Humanité, on peut peut-être, par une pirouette, s’en sortir par le haut et garder un peu d’optimisme ou du moins de raisons de se battre. On peut en effet définir la démocratie, dont le concept en a vu tant, soit de manière active, soit passive. De manière active, je viens de le faire en rappelant la formule de Lincoln « gouvernement par le peuple et pour le peuple ». Et si l’on cherche cette formulation passive, en la doit aussi à un anglo-saxon : « Democracy is the worst form of Government, except for all others – le pire à l’exception de tous les autres ». Cette formule aphoristique, que Churchill rappelle en 1947 sans la reprendre à son compte, est une façon et une occasion de rappeler « que le peuple doit être souverain, souverain de façon continue, et que l’opinion publique, exprimée par tous les moyens constitutionnels, devrait façonner, guider et contrôler les actions de ministres qui en sont les serviteurs et non les maîtres ». On pourrait donc dire, sur un mode passif, donc peut-être plus réaliste, que la démocratie, à défaut d’être le gouvernement du peuple, c’est la possibilité du peuple de juger ses dirigeants et de les congédier, mais surtout la possibilité d’être gouvernés par des élus populaires et non une caste de professionnels de la députation ou de la haute administration. Il faut donc casser cette relation de maîtres à esclaves, en travaillant à ce que les gouvernés ne soient pas traités comme des esclaves et les gouvernants ne se prennent pas pour des maîtres. Et quant à moi, je sens bien que le seul gouvernant que je puisse accepter, supporter, n’est pas « un personnage d’autorité », mais bien « un personnage d’humilité ». Et la meilleure façon de pousser au bout cette logique de l’humilité politique, c’est de pousser celle de la république. Notre république a su désacraliser le souverain, lui refusant sur la guillotine tout statut divin. Car celui-ci, à défaut d’être comme César d’ascendance divine – d’Enée par sa mère Vénus –, était oint, depuis Clovis, suivant le rite chrétien – un peu comme un pape. Mais nous gardons toujours cette idée d’un gouvernant supérieur, jupitérien, monarchique. Alors qu’il faudrait s’attacher à une démocratisation qui doit devenir une désacralisation, une sécularisation, une vulgarisation du pouvoir. Et, poussant plus loin encore cette logique, je rêverais, pour ne pas confondre République et pouvoir, que nous soyons capables de porter très haut notre république, quitte à accepter que se développe une transcendance de cette république, mais que le pouvoir reste le plus vulgaire possible, proche du vulgum pecus, par l’élection de députés tirés au sort, par l’instauration de référendums, à la fois d’initiative populaire et d’initiative parlementaire, et l’abandon de toute la pompe républicaine. Quant au Président, s’il doit symboliquement porter la couronne républicaine, il doit continuer à être élu par le peuple, et avoir, paradoxalement, le moins de pouvoirs possible.

Propos sur l’éducation

Nos sociétés s’ensauvagent et une partie de notre jeunesse, notamment issue de l’immigration africaine, est pointée du doigt – souvent celui de la main droite. Une immigration qui, c’est vrai, n’est pas gérée depuis des décennies et qui en serait donc responsable. C’est un peu court, tant il me parait que cette analyse passe à côté du fond ; et il me semble que c’est plutôt du côté de l’éducation de masse qu’il faut chercher la cause de cette violence, de cette bêtise à front de taureau. Mais il me faudrait plus de temps, de compétences, et peut-être d’envie pour développer cette idée. Essayons néanmoins de tramer ce possible essai, à titrer à la façon d’Alain « Propos sur l’éducation de masse ».

Avant la christianisation de l’Europe, l’éducation était essentiellement le fait de la famille. Non seulement de la cellule parentale, mais de la famille élargie aux limites du clan. Et jusqu’au début du siècle dernier, plus évidemment aux siècles précédents, au moins dans les campagnes, les enfants s’élevaient dans les champs et les rues des villages qui étaient le prolongement naturel de la maisonnée. Une maison à la porte ouverte sur la rue où jouaient les gamins et au seuil de laquelle, au moins quand le temps le permettait, les vieux chauffaient leurs vieux os aux ardeurs solaires en surveillant les enfants et en observant la vie de la communauté. Quand les enfants ne se socialisaient pas dans les rues du village, lieu d’apprentissage des us et des rapports de force, ils étaient éduqués par la mère, au foyer, par le père, parfois moins présent, les grands-parents, les oncles, tantes, amis, voisins. Et ils participaient tôt au travail des adultes, par exemple en surveillent les troupeaux, nourrissant les bêtes, ramassant ce que la nature pouvait offrir. Et cela a perduré très longtemps. Mais n’oublions pas que depuis que les églises sont au milieu du village, la religion a pris une grande part de cette éducation dans un cadre civilisationnel stable : famille, église.

Et puis, trait de la modernité – on pourrait parler d’une Majorité, en comparaison avec le Moyen-âge –, l’État a été de plus en plus présent, allant chez nous jusqu’à contester l’autorité de l’Église catholique. À la fois par l’éducation publique obligatoire et laïque, mais aussi par l’élaboration de normes de vie de plus en plus nombreuses et contraignantes. N’oublions pas l’idéologie républicaine qui a souhaité, en substituant l’Homme à Dieu, faire de notre religion républicaine le pendant de celle de Rome ; le solaire 14 juillet faisant écho au froid 25 décembre ; en quelque sorte un solstice d’été, un peu en retard sur son calendrier, et opposé à l’hivernal.  Et si je cède à la facilité de cette image, c’est qu’après l’orgie du solstice d’été, la lumière du jour ne peut que décliner jusqu’à une régénération mystique, une naissance improbable annonçant une renaissance spirituelle. L’éducation s’est alors trouvée partagée entre la famille de moins en moins libre d’éduquer ses enfants, l’Église, présente, mais contrainte, et l’État, omniprésent, omnipotent, totalisant, et de plus en plus totalitaire. Un schéma ayant connu son acmé pendant les trente glorieuses qui ont uniformisé la société, sa culture et sa langue.

Mais pendant cette période, un nouvel acteur éducatif est apparu et s’est beaucoup engagé sur ce volet. Le Marché, avec deux outils auprès desquels l’École parait désarmée, les médias privés de masse (journaux, télévision, puis réseaux sociaux) et la publicité de produits et de mœurs de consommation, qui a commencé par présenter, vanter des produits, puis a voulu donner envie de les avoir par des artifices et des méthodes de plus en plus sophistiquées de manipulation mentale, mentant sur les produits, escamotant le vrai au profit d’une réalité d’apparence construite loin de la vérité. Et l’éducation dispensée par le Marché, alors que nous vivons entourés, cernés, subjugués par des supports de com, est infiniment plus pénétrante que celle dispensée par des familles disqualifiées par l’État, ou par l’École, en faillite. Et, à l’heure des réseaux sociaux, cette éducation des masses ne vise pas à élever le niveau général, culturel ou moral de la population, mais à transformer des citoyens en consommateurs addicts et décervelés, afin de faire toujours plus de profits. C’est le progrès ! un progrès, tiré, non pas par la connaissance ou la culture, mais par le désir de gagner toujours plus d’argent, en exploitant toujours plus les ressources du Marché, l’environnement et les gens. Et, si l’État a toujours eu un tropisme totalitaire, le Marché, qui triche pour vendre, flirte toujours avec une forme insidieuse de violence : la publicité, c’est un viol, et de l’achat au vol, il n’y a, pour le consommateur, qu’un pas, celui, parfois, de la nécessité psychologique. Et l’État utilise de plus en plus les méthodes (pas seulement publicitaires) du Marché, les validant, et, comme le faisait remarquer Francis Fukuyama, « on peut considérer la démocratie libérale comme telle, mais remarquer aussi que la démocratie libérale porte en elle une dimension totalitaire qui réduit les libertés individuelles, en donnant toujours plus de pouvoir à l’État, et que cette doctrine de la souveraineté populaire, n’accorde au peuple qu’un semblant de souveraineté ».

Aujourd’hui, les cadres éducatifs sont d’une part ceux du Marché – totalement immoraux – et d’autre part ceux des églises, musulmanes, woke, chrétiennes – dont la moralité est discutable. L’État pèse peu, car il est si gras qu’il en est devenu impotent, et il a été mis en faillite, à la fois par une classe politique d’une grande médiocrité morale et par des hauts fonctionnaires incompétents ; l’École est inexistante, la Famille dépassée, déstructurée à une époque où même les définitions d’homme et de femme sont remises en question. Et le Marché, dont la seule valeur est financière, impose sa vision réifiée du monde, sa violence dans les rapports sociaux, son art de l’entourloupe et du mensonge publicitaire, son goût démesuré de l’argent, et son nihilisme. Quant aux religions, leur essence a toujours été totalitaire – leur folie de l’orthodoxie – et elles ont toujours méprisé l’individu, préférant vouer un culte à des concepts, l’Homme, Dieu, la parole du Prophète. Et sont toujours prêtes à dresser des bûchers et à semer la mort au nom de leur vérité. Et elles sont en concurrence et se font la guerre. Et la violence, parfois la plus brutale, parfois la plus insidieuse, règne dans une société de moins en moins démocratique où tout se décide loin des gens. Et l’immigration massive, qui a été d‘abord été voulue et promue par le Marché afin de faire baisser les niveaux de salaire des ouvriers, n’est qu’un élément de plus…

En quête de spiritualité

La guerre israélo-iranienne semble devoir nous en faire oublier une autre, européenne celle-là. Restons donc au Proche-Orient pour évoquer l’intervention militaire américaine de la nuit dernière : le largage, le 22 de ce mois de juin 2025, de 14 bombes GBU-5722. Et pour remarquer que si Trump, très lourdement, en commentaire de sa décision, a remercié Dieu pour son succès, Netanyahou n’est pas en reste pour évoquer souvent son Dieu et le louer pareillement. Quant au Guide suprême de l’Iran, à qui on pourrait faire remarquer qu’il a suprêmement guidé son pays dans une impasse, toute sa politique est justifiée par la volonté divine telle qu’il la comprend et l’explique. Et ces trois-là étant des monothéistes, ils revendiquent chacun une foi dans le même Dieu. A-t-on affaire à une nouvelle guerre de religion ? Qui aurait pu prévoir que notre modernité serait à ce point religieuse ? Malraux ?

Et cela m’amène à deux remarques, dont la première tient à cette évidente fracture de la civilisation occidentale que J. D. Vance a évoquée dans son discours de Munich de février dernier. Il y a bien aujourd’hui deux occidents. Le premier qui n’a pas rompu avec ses racines religieuses judéo-chrétiennes, et l’autre, Européen qui prend de plus en plus de distance avec ces racines et promeut des politiques plus ou moins laïques. Cette différence étant très remarquable entre la Grande-Bretagne et les USA. Et c’est peut-être moins le continent américain qui a beaucoup évolué sur ce plan, que l’Europe qui a renié ses fondamentaux. Et je remarque que s’il est convenu de nommer l’Europe moderne, et notamment après la création de l’UE, « nouvelle Europe », cette expression était utilisée au XVIIIe et XIXe siècle pour désigner l’Amérique. Comme je remarque que ce sont peut-être les québécois qui se sont le moins éloignés d’un certain parler « vieux français ». Et je crois que dorénavant, à moins que l’Europe change radicalement de chemin, en tournant par exemple le dos au wokisme et en s’affirmant face à l’islam, il faudra bien intégrer cette rupture entre les Occidentaux. Quand, seconde remarque, lors des premiers conflits mondiaux l’Amérique est venue au secours de l’Angleterre (et accessoirement de la France), c’est que ces deux peuples étaient proches et partageaient les mêmes valeurs. Aujourd’hui, Trump l’a assez dit et son vice-président est clair, nous ne partageons plus les mêmes valeurs, et cela modifie considérablement les relations internationales.

Mais je voulais aussi évoquer la question induite de la spiritualité. Car j’entends, ici, certains catholiques engagés, et parfois complaisants avec Trump, saper, tout en prétendant la défendre, la laïcité, au prétexte que la dérive morale de notre nation, et particulièrement d’une certaine jeunesse serait due à une absence de spiritualité, de transcendance, donc de religiosité. Mais cette hypothèse est un peu courte. Faut-il, pour structurer une analyse, toujours opposer spiritualité et matérialisme, alors que d’autres approches sont possibles : laïcité versus religiosité, idéalisme vs consumérisme, ou idéalisme et nihilisme ?

Je pense qu’effectivement nous avons collectivement beaucoup perdu sur le registre des valeurs, de l’engagement, et admettons-le, de la spiritualité. Et admettons aussi que les religions, comme en Iran, répondent à leur façon à ses questions. Mais on peut, bien évidemment, avoir des valeurs – c’est-à-dire penser que tout ne se vaut pas ­– cultiver une éthique de la responsabilité, être convaincu qu’existent des forces immatérielles, donc spirituelles, que l’on peut créer, invoquer ; et aussi des principes supérieurs à l’homme. Et tout cela, sans passer par la « case » religion. Et je remarque que ces jeunes qui « piquent » des femmes à la seringue le font principalement pour leur interdire l’espace public, dans l’idée de conformer la société à des règles islamiques, donc religieuses, donc spirituelles. Ce qui manque à une certaine jeunesse que l’on qualité dans certains médias de barbare, ce n’est donc pas nécessairement une religion, ce n’est pas la foi en un Dieu quelconque, ce sont des valeurs, des principes moraux, d’éthique… et un idéal, au moins des perspectives d’avenir pouvant constituer soit une utopie collective à laquelle ils pourraient alors travailler, soit une utopie personnelle, singulière, existentielle. Mais ces barbares n’en sont pas là. Et s’il faut réprimer leurs agissements ultras violents, c’est en admettant qu’ils sont le produit de la société que nous avons créée. Soyons plus précis, certains d’entre nous ont fait ce choix politique, et la grande majorité l’a accepté. Nous avons tout cédé à l’économie, et avons accepté que l’intérêt économique le plus trivial devienne le seul moteur du progrès ; alors que cela aurait dû être le désir d’améliorer le sort des gens. Car c’est bien la politique qui est responsable en ayant accepté de réduire les valeurs aux financières et de se voir encadré par la technobureaucratie.

On reproche aux casseurs de n’avoir aucune valeur, mais quelles sont celles de notre société ? Elle les a négligées, puis piétinées, enfin déconstruites, sans les remplacer : merci à la communication, merci à la publicité, merci aux wokistes et autres idéologues qui jouent avec les concepts, au point que même les mots n’ont plus de sens : homme, femme, féminisme, racisme, fascisme, écologie, etc. Et merci au Marché. Aujourd’hui on en vient à envisager – la question étant posée – d’autoriser, voire de rembourser le changement de sexe de mineurs : « Trouble dans le genre », trouble dans les valeurs, trouble dans la tête des gens ; trouble, donc malaise, donc violence.

Ils n’auraient pas de principes moraux… Mais quand une partie de la classe politique ment, se sert dans la caisse, que la république est devenue une république de juges qui font et défont l’état de droit…

Et pas d’idéal ? Mais notre président était lui-même incapable, au seuil de son mandant de nous proposer une vision, un projet, un idéal national.

Quant aux perspectives d’avenir, « no futur ! » Ces jeunes n’ont pas d’avenir, ils le savent. Et ce n’est pas de leur faute. Quoi ? Il faudrait qu’ils acceptent de traverser la rue pour trouver un job… un job de livreur de pizza ? Sans même un statut de salarié ? Et les plus chanceux pourront terminer comme manutentionnaires ou caissières de supermarché. Je comprends qu’ils aient la rage. Je comprends, sans l’accepter, qu’ils s’en prennent aux représentants de l’État qui pourtant n’ont aucune responsabilité dans cette faillite politique. Les seuls vrais responsables ce sont les politiques qui seuls, ont le pouvoir de faire, et puis sans doute les médias, spécialistes du « brainwashing ».

Je conclus en prenant le risque de perdre mon lecteur, car je veux reprendre un fil que j’ai un peu laissé filer, porté et tendu par le souffle de mon humeur du jour. Je reste un esprit laïque, antireligieux, et capable, non seulement de cultiver une spiritualité authentique, mais de croire aussi à la possibilité d’une forme de métaphysique non religieuse, donc à usage laïque ; est-ce possible et qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? A savoir qu’on peut croire – et savoir que l’on croit n’est pas croire que l’on sait – que l’existence de l’humain est tout sauf un hasard, mais plutôt une nécessité, et que donc toute éthique doit être fondée sur un principe de responsabilité et sur le respect et la préservation de ce qui constitue l’essence de l’homme : un être vivant, mais mortel, sexué, en relation vitale avec son environnement naturel, capable d’une vie spirituelle plus ou moins riche, et dont l’intelligence singulière l’oblige. D’où ce principe de responsabilité, bien développé par Hans Jonas.

Revenons une dernière fois à ces barbares. Ils n’ont à l’évidence pas intégré ce principe de responsabilité. La faute à qui ? À leurs parents, sans doute dépassés ? À l’État, objectivement dépassé ? L’État fait tout pour déresponsabiliser l’individu et freiner toute tentative d’engagement collectif. Deux exemples qui m’ont particulièrement frappé : la façon dont un très jeune enfant fait du tricycle est règlementée (port du casque obligatoire) et échappe donc à la responsabilité de ses parents, jugés incapables d’en juger. Et puis celle-ci, cette façon dont une agence de l’État a normé la fréquence à laquelle on doit changer de caleçon.

On ne peut tout à la fois en appeler au principe de responsabilité et infantiliser ces mêmes personnes. Et je pense, très paradoxalement, que ces deux « détails » qui peuvent paraître « amusants » sont plus critiques que l’élaboration d’une loi de finances.

Quant au refus de voir les citoyens s’engager dans une expérience collective, là encore deux exemples sont symboliques. Jacques Chirac a supprimé le Service national et ce faisant commis une faute colossale. Et puis, son successeur Nicolas Sarkozy a utilisé le congrès pour valider en 2008, dans le dos des Français, le traité européen qu’ils avaient refusé. Ce n’était pas alors une faute, mais un crime contre la démocratie ; un concept qui n’a rien de matériel et est totalement intellectuel, donc spirituel. Comment après cela en appeler à un engagement citoyen des jeunes français ? 

Castrer les violeurs ?

J’entends ce matin dans le poste une journaliste défendre la castration chimique des violeurs ; et surtout, je constate que les personnes qui l’écoutent ne s’en offusquent pas – silence problématique. Et je voulais dire ici ma totale opposition à cette idée qui verra peut-être le jour, tant les pires idées ont de chances de s’épanouir dans un monde qui a perdu toutes ses valeurs. Mais dire son effarement, aussi défouloir soit-il, est de peu d’intérêt si on n’explique pas pourquoi cette idée est de notre temps, c’est-à-dire méprisable.

Je sais bien qu’il ne s’agit pas d’une castration physique et que la chose est réversible, il n’empêche… J’ai bien compris que la chose pourrait ne s’appliquer qu’à des récidivistes, il n’empêche… D’ailleurs la fille de M. Pelicot la réclame pour son père. Y a-t-il vraiment en l’occurrence un risque de récidive ?

Tout d’abord, la question est mal posée. Et il conviendrait déjà de mieux définir pour la singulariser l’horreur du viol, car, comme je l’ai écrit ici, certaines prétendues féministes considèrent qu’un attouchement furtif sur une fesse serait un viol. Mais, à tout mettre au même niveau, on piétine la justice, car qu’est-ce-que la justice si ce n’est l’art de faire la part des choses et de proportionner la peine en pesant l’acte ? Si un délit n’est pas un crime, un crime n’est pas un meurtre, et un meurtre n’est pas non plus un assassinat. Pour les agressions sexuelles, c’est un peu la même chose, et si un viol est criminalisé par le droit, l’essentiel des autres agressions sexuelles ne constitue que des délits ; et sont condamnables comme tels. Et puis on parle bien de viol des corps, car pour celui des âmes, par les églises, on considère que ce n’est pas grave ; quant à celui des consciences par l’État, c’est parfaitement légal, c’est même l’essence du droit commun.

Mais la question est ailleurs. Nous avons fait évoluer nos peines afin qu’elles deviennent moins cruelles et se rapprochent d’une nécessité justifiable. Il fut en effet un temps où on crucifiait, on écartelait, où on brulait vif. Puis la Révolution a souhaité que l’on s’en tienne à une décapitation la plus propre possible. D’où l’invention de la guillotine par un médecin. Et on a fini par abolir la peine de mort, comprenant sans doute que tout crime odieux est aussi un échec de la société – de l’éducation, de la médecine psychiatrique ; et à s’en tenir à la privation de liberté et à la mise à l’écart de la société et de ses tentations. Mais l’amputation, même si elle est chimique, comme atteinte à l’intégrité humaine, me paraitrait un retour à la barbarie. Et je ne souhaite pas que l’État réponde au crime par la barbarie, même si ça ne lui posait pas de problème moral. Et personnellement, si je devais, pour des viols récurrents, envisager une punition d’une extrême sévérité, je préfèrerais encore la peine de mort à la castration. Car je me fais une certaine idée de l’humain et de son intégrité. Et je repense à ce film de Miloš Forman, « Vol au-dessus d’un nid de coucou », qui aborde cette question à sa manière.

Et puisqu’il faut conclure, je veux dire que je vois dans cette proposition toutes les tares de notre modernité. Cette façon de tout réifier et de considérer que l’homme n’est qu’une chose qu’on peut déshumaniser sans remords. Mais je suis aussi gêné par autre chose qu’il me faut bien évoquer, au risque du malentendu – comme s’il s’agissait ici d’excuser le viol. Notre société fabrique des frustrés. La publicité exploite sans limites le corps des femmes et leurs charmes naturels. Les médias font de même. La sexualité est devenue l’objet de toutes les manipulations et les individus les plus fragiles sont soumis à la fois à une agression récurrente de l’industrialisation de la pornographie, et en même temps à des discours moraux délirants et contradictoires, entre légitimation des revendications les plus radicales, et moraline sociale dégoulinante. Et que dire de ces musulmans enfermés dans un carcan sexuel religieux et confrontés dans la rue à l’exposition, parfois à l’exhibition, en toute innocence, des corps de jeunes filles qu’ils traitent de « putes », en exigeant avec la violence la plus condamnable que leur compagne couvre tout ? Et que dire de ces jeunes garçons pubères isolés devant leurs écrans, devenus incapables d’avoir une relation normale avec les autres, encore moins avec des jeunes filles, elles aussi parfois fragilisées et isolées ; et aussi influencées par des professionnels sans cervelle.  

Et cette frustration qui est à l’origine de trop de débordements tient au fait que l’État, en la matière, n’a pas d’autorité, et aucune volonté de légiférer, notamment sur les réseaux sociaux qui sont les pendants numériques de ces quartiers abandonnés aux narcotrafiquants. L’état de droit, donc la norme, devrait faire autorité et chacun devrait pouvoir s’en prévaloir et s’en servir comme cadre. Et pendant longtemps la norme bourgeoise était claire : pudeur qui mettait des barrières que chacun connaissait, mais n’interdisait pas l’érotisme, et relation hétérosexuelle dans le cadre du mariage religieux. Et une tolérance pour certaines relations extraconjugales et une homosexualité discrète, c’est-à-dire non affichée. Aujourd’hui, où est la norme ? Certains plaident pour le voile intégral partout, même à la plage, alors que d’autres souhaiteraient pouvoir y bronzer nus ; certains aspirent à vivre dans le cadre de la charia qui condamne les homosexuels à mort, alors que d’autres voudraient être « la femme de tous les hommes » ou « l’homme de toutes les femmes », ou comme César… Et on entend des demandes aussi radicales que contradictoires : car si les uns veulent détruire le genre, quitte à tuer le désir, les autres non seulement ne veulent pas le détruire, mais revendiquent de le choisir librement pour en jouir socialement. Faut-il évoquer ces enfants qui voudraient changer de sexe – quitte à revenir en arrière, à grands frais chirurgicaux, à l’âge adulte –, comme on aspire à devenir, plus tard, pompier ou policeman. « Et toi Bernard, tu seras quoi plus grand ? Moi, je serai une femme ».

Lorsqu’il a débuté son second mandat, Trump, qui n’a pas ma sympathie, a souhaité déclarer de manière un peu solennelle qu’« il n’y a dorénavant que deux genres : Hommes et Femmes ». Je pense qu’il était dans son rôle en clarifiant les choses et en posant une norme. Il faudrait qu’une loi, adoptée suite à un référendum, remette ici les choses à leur place et refixe un cadre. Reste à savoir lequel… et qu’on s’y tienne, dans la rue, l’église, la mosquée, sur le net, dans les territoires prétendument perdus de la république.

Pour ma part, je pense que chacun doit accepter ce que la naissance, aussi aléatoire soit-elle, lui a donné : son sexe, la couleur de sa peau ou de ses yeux, sa taille, ses différents dons naturels. Pour le reste, sa situation sociale, ses conditions de vie, il lui reste à se battre pour l’améliorer, en respectant la loi et en militant pour la faire évoluer démocratiquement et sans violence. Et pour ce qu’il en est de ses goûts, notamment sexuels, ça ne regarde que lui. Et précisons que pour ma part, proche d’Élysée Reclus qui était naturiste – fait rare à l’époque –, si je suis pudique, je ne suis pas prude, et plutôt de mœurs « progressistes ». Et lui était aussi féministe et n’acceptait pas que la femme soit soumise à l’homme.

Et puis, sur le plan collectif, en revenir aux leçons de Beccaria. La peine a deux fonctions : punir l’individu et protéger la société. Et la punition doit être humaine et ne pas porter atteinte à la dignité du condamné. Et on n’a rien trouvé de mieux que la réparation – mais rarement possible –, l’amende financière et la privation de liberté qui doit être réelle, mais digne. Et puis, s’il convient de protéger la société, l’enfermement est bien la bonne réponse, et le suivi après la peine nécessaire.

Mais tout cela peut justifier un nouveau débat, une réaffirmation des principes. Mais on ne peut être dans « l’en même temps », et donner un cadre. On ne peut accepter, voire défendre une chose et son contraire, et prétendre à l’autorité.

Vous dites « Génocide »

Génocide ? M. Netanyahou mènerait une opération génocidaire contre les Palestiniens de la bande de Gaza. C’est évidemment faux et le fait que notre Président prétende ne pas savoir, souhaite laisser les historiens en décider, laisse entendre que, de son point de vue, c’est une possibilité à ne pas exclure. Mais il y aurait une façon simple de le savoir, ce serait de porter plainte et de laisser le droit international trancher. Mais, si aucun état ne portera la question devant les instances internationales, c’est que chacun sait bien que la plainte ne serait pas reçue. En effet, le droit, ici la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide – un texte adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 1948 –, a déjà défini ce qu’est un génocide : c’est un crime de masse, avec l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux par des actes tels que :

–       Atteinte volontaire à la vie des membres du groupe ;

–       Atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;

–       Soumission à des conditions de vie entraînant la destruction du groupe ;

–       Mesures visant à entraver les naissances ;

–       Transfert forcé d’enfants.

Cette définition étant reprise par notre Code pénal, en son article L. 211-1.

Qui peut défendre que l’état hébreu qui veut détruire le Hamas, groupe terroriste et reconnu comme tel, qu’il ait pour projet de détruire tout ou partie de la nation palestinienne ?

Et ce qui est bien déterminant en l’espèce, c’est l’intention de détruire. Qui peut affirmer qu’Israël souhaite éradiquer les gazaouis ? Même l’autorité palestinienne ne le dit pas. Et rappelons que certains Israéliens, notamment siégeant à la Knesset, sont des Palestiniens.

Mais certains aimeraient que la conception du génocide évolue et que toute destruction massive de populations puisse être qualifiée de génocide. Pourquoi pas ! Mais cela reviendrait à dire que la Grande-Bretagne, lors du dernier conflit mondial, et notamment à partie de 1942, a commis un génocide en Allemagne. Par exemple quand les avions de la RAF, en juillet 1943 (opération Gomorrhe) ont causé des dizaines de milliers de morts innocents (hommes, femmes, enfants) en bombardant Hambourg. Ou plus encore la tristement célèbre opération sur Dresde, en février 1945.

Mais élargir le concept de génocide, ce serait le banaliser, le ramener au rang d’un crime de guerre comme un autre, lui faire perdre sa singularité. C’est comme de dire que Gaza et Auschwitz, c’est pareil, ou encore que la France, lors de la conquête de l’Algérie, se serait comportée comme se comporteront plus tard les nazies. Et c’est encore comme de traiter tout opposant politique de fasciste ou tout membre du RN de nazie. Ou encore, osons le dire, de prétendre qu’un attouchement furtif sur une fesse, un fait condamnable et qui doit l’être, est un viol. À tout mélanger on ne relativise plus, on ne juge plus la chose pour ce qu’elle est. On la condamne sans discrimination ni mesure. Tout est pareil, tout se vaut. C’est au mieux du nihilisme, au pire de la communication politique, une dérive fatale à la démocratie.

Et il faut aussi dénoncer cet usage politicien de la publicité qui consiste à jouer avec les mots, au besoin à les violer pour les obliger à dire ce qu’ils ne veulent pas dire. Et à trop prétendre qu’une vessie est une lanterne, c’est bien le sens des mots qui se perd et leur usage qu’on stérilise. Le fascisme, tel que Mussolini l’a « inventé », a une définition relativement précise ; un génocide est un crime de guerre qui se singularise par son but et ses méthodes. L’utilisation industrielle des chambres à gaz, après récupération minutieuse de ce qui pouvait servir (chaussures, lunettes, dents, cheveux), est un raffinement très singulier.

Oui, les États-Unis ont commis sur leur continent un génocide amérindien. Non, ils n’en ont pas commis en déversant sur le Vietnam des quantités extravagantes de Napalm ; non, ils n’en ont pas commis en larguant deux bombes atomiques sur des civils à Hiroshima et Nagasaki. Et si la France a commis un génocide, c’est en Vendée. Mais cela reste à instruire, et on pourra se référer à la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide vendéen de 1793-1794, déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale en 2007 par 9 députés.

Notre démocratie agonise depuis que juges et commentateurs médiatiques font la loi et bafouent l’état de droit. Elle menace de disparaitre depuis que les représentants du peuple ont été remplacés par de hauts fonctionnaires. Et depuis, comme le remarquait Hanna Arendt, que la politique est devenue « une variété des relations publiques », c’est-à-dire une usine à mensonges. Et c’est le triste signe de notre modernité consumériste. Et notre Président en est le meilleur promoteur. Au point que plus personne ne l’écoute.