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Sexe, genre et libido. Comment penser l’égalité sans nier la biologie et faire droit à de nouvelles exigences sexuelles ?

On a appris le meurtre de Charlie Kirk. Dans un premier temps, des inscriptions gravées sur les douilles retrouvées sur place auraient laissé penser à l’acte d’un militant transgenre. Mais le suspect arrêté, cette hypothèse a été rapidement écartée. Il n’empêche, cette suspicion montre que la question du genre divise toujours aussi radicalement les sociétés : alors que certains pays occidentaux reconnaissent un troisième genre sur les actes d’état civil, d’autres, comme la Hongrie, interdisent toute mention du genre dans les écoles. En France, ce débat resurgit à chaque projet de loi sur l’identité ou la famille.

Faut-il alors abolir la notion de genre, ou simplement mieux le distinguer du sexe ? Avec une problématique forte : Comment concilier la reconnaissance des réalités biologiques avec la lutte contre les inégalités liées au genre, en trouvant un équilibre entre un relativisme propre à notre époque et un essentialisme radical ?

Dans ce contexte dramatique, je souhaite revenir sur cette question, même si elle a déjà donné lieu, entre philosophie et sociologie, à quantité d’essais, de colloques et d’interventions où tout a été dit – y compris les pires bêtises. Et en me demandant si, plus modestement, on ne pourrait pas en dire des choses moins savantes, moins définitives, mais de bon sens, et sans trop jouer sur les mots ou jargonner à dessin. Car le bon usage des mots et des concepts n’est pas seulement le présupposé de tout travail philosophique – c’est aussi ce qui distingue parfois la philosophie de la sociologie. Mais surtout, aborder des sujets complexes exige un travail de simplification, afin de rendre intelligible son propos. Sans cette exigence d’être compris par un maximum de gens, on réserve son travail à une élite, une caste (souvent d’intellectuels fonctionnarisés), et on joue de manière perverse le jeu du pouvoir. Et si j’insiste autant sur la nécessité d’un langage accessible, c’est en pensant à Judith Butler qui, dans « Trouble dans le genre », fait le choix radical inverse et l’assume. C’est cet ouvrage qui me servira aujourd’hui de trame à cette réflexion : comment distinguer sexe et genre ? Quels sont les enjeux politiques de cette distinction ? Enfin, quelles en sont les applications concrètes dans le droit, le sport, l’éducation ?

Sexe et genre, deux réalités distinctes.

Plutôt que de débuter par le sexe, déterminé par l’identité chromosomique, l’anatomie et les hormones, parlons du genre, cette construction sociale qui nous est attribuée. Sans m’inspirer trop directement des travaux de la philosophe (ou sociologue ?) militante américaine – une intellectuelle profondément marquée par un courant de pensée français (Lacan, Derrida, le structuralisme de Lévi-Strauss) – je conçois bien qu’il faille distinguer sexe et genre. La question de la sexualité mérite, elle, d’être réfléchie sur un autre plan – d’où ce titre : sexe, genre et libido. Précisions déjà que la lecture de Butler m’avait beaucoup marqué, notamment par cette idée : « le genre n’est pas ce que l’on est, mais ce que l’on fait » – et parfois heurté. Dans son célèbre ouvrage, elle interroge le genre en convoquant nombre de féministes et divers contestataires de l’ordre phallocratique et hétérosexuel dominant, afin de réaliser une « enquête généalogique » exhaustive de ce concept de genre inventé dès les années 50 par John Money dans son étude sur l’identité de genre. Et cette exhaustivité des points de vue rend cet ouvrage indispensable, mais difficile. Car parfois on pourrait croire qu’elle adhère aux thèses qu’elle expose et semble défendre. Heureusement, elle admet (et j’y reviendrai peut-être) que « dire que le genre est construit ne revient pas à dire qu’il est une illusion ou un pur artifice ». Elle semble donc se situer assez justement entre deux excès : ni essentialisme (tout est naturel) ni constructivisme radical (tout est construit). Développons…

Ce concept de genre – Simone de Beauvoir écrivait dans « Le Deuxième Sexe », « on ne naît pas femme : on le devient » – reste très marqué par son usage aux États-Unis, en résonnance avec la religion woke et les combats des minorités LGBTI+ ; un sigle à rallonge qui regroupe des exigences de natures différentes, voire contradictoires, soit sexuelles (lesbiennes, gays ou bisexuelles) ou de genre (Transgenre ou Intersexe). Mais revenons au concept de genre. Comment ne pas voir que sa détermination relève du champ politique et religieux ? Les rapports de force entre hommes et femmes questionnant le principe démocratique d’égalité : dans les années 50, on attendait des femmes qu’elles soient mères et ménagères ; aujourd’hui, cette norme sociale a évolué. Et c’est le point central, ou du moins celui qui m’intéresse et mobilise beaucoup de féministes. On connaît le sort qui est fait aux femmes en Afghanistan ou en Iran ; on sait aussi que les communautés magrébines immigrées en France rejettent sur ce point la modernité occidentale. Le christianisme, comme l’Islam, est phallocratique – Dieu et Jésus, bien qu’asexués, sont du genre masculin. Il ne peut y avoir de papesse, et les prêtres, interdits de sexualité, semblant assignés à un troisième genre, ne peuvent se marier ou procréer.   

Naturellement, il y a une détermination sexuelle de l’humain, qui constitue une part essentielle de son identité et qui intervient dès la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde porteur d’un chromosome X ou Y. Le fœtus qui se développera, s’il est viable, puis l’enfant et l’adulte qui en découleront seront définitivement mâle ou femelle. Et c’est le cas de tous les mammifères, même si le Marché, qui n’est pas à cela près, baptise « bœuf » toute vache réformée qui ne produit plus de lait et devient un animal de boucherie. Pourtant, si le sexe est une réalité biologique, prénatale et naturelle, l’être social qui en découle s’intègre dans un groupe social où il se voit assigner un statut genré : homme ou femme. La société, en effet, est un espace structuré et normé, notamment par le langage, les mots, les concepts utilisés, la grammaire, qui créent une réalité sociale et politique. Les normes, dont le langage et les modes de vie sont des expressions plus ou moins explicites, produisent des contraintes, des rapports de force et des jeux de pouvoir. Partout, ces statuts distincts d’homme et de femme engendrent des différences, des privilèges, des violences, en assignant à chacun une place et une fonction qui peuvent être vécues comme un enfermement, surtout lorsque la libido s’en mêle. Mais la norme millénaire reste celle du couple homme-femme avec enfants, vivant en famille sous l’autorité du mâle, avec l’interdit de l’inceste.

Or comme le genre est traditionnellement déterminé à la naissance par l’identité sexuelle, on distingue rarement genre et sexe, et les formules homme-mâle ou femme-femelle peuvent sembler des pléonasmes. Rajoutons qu’il est impossible d’objectiver le genre, autrement qu’en le rattachant au sexe, du moins pour l’immense majorité des individus. Rappelons aussi que la nature produit des êtres psychologiquement sexués – une réalité que certains contestent en mettant en avant des cas très particuliers, des exceptions qui ne font pas la règle. Pourtant, élever un garçon comme une fille, en le forçant à adopter un genre qui n’est pas le sien, produirait un être névrosé, ni masculin ni féminin.

La distinction entre une détermination génétique et un statut social à dimension culturelle – entre le naturel et le social – est, non seulement éclairante, mais aussi utile pour comprendre les rapports entre les sexes et défendre les femmes victimes d’une masculinité mal vécue ou mal gérée. Le genre a permis de dénoncer des inégalités : écarts de salaires, violences, répartition des tâches. Car si on ne peut changer la nature – qu’on peut même défendre comme telle, comme amorale –, on peut en revanche modifier les lois et les normes sociales pour plus de moralité, d’égalité et moins de violence. Par exemple, on a pu offrir aux femmes le droit de vote ou leur ouvrir de nouvelles professions. Mais on peut aussi se demander si apprendre aux enfants la différence entre genre et sexe, c’est leur donner plus de liberté ou les perturber dans leur puberté. Interrogez des sociologues sur ce point et vous n’aurez que des avis très tranchés, mais contradictoires, ce qui prouvera au moins que la sociologie n’est pas une science.   

On pourrait évidemment imaginer plusieurs genres. Par exemple, dans l’Antiquité et au Moyen-âge, l’eunuque, qui ne pouvait engendrer, mais qui pouvait avoir des relations sexuelles, aurait pu être considéré, si le concept de genre avait été développé, comme un troisième genre : « Un homme qui n’est pas homme, et qui est homme pourtant… », selon l’énigme du Scoliaste rapporté par Cléarque. Il en va de même pour les prêtres, dont j’ai déjà parlé. On pourrait encore considérer « à part » les nouveau-nés au sexe « génétiquement équivoque » (1,7% de la population selon l’ONU) ou des êtres hermaphrodites reconnus comme tels.

Ce que je viens de dire n’est donc pas contradictoire avec les travaux de Judith Butler, développés au début des années 90, expliquant, non pas que le genre nierait le sexe, mais qu’il le dépasse et le contraint. Pourtant, elle semble parfois reprendre les idées structuralistes, donnant l’impression que le genre efface, gomme le sexe, au point de le faire disparaître… comme si cette réalité gênait. Ou bien se contente-t-elle de citer, avec trop d’empathie, des autrices comme Luce Irigaray, qui a pu écrire que « La femme n’a pas de sexe » ou Julia Kristeva : « A proprement parlé, on ne peut pas dire que les « femmes » existent » ? Il s’agit là d’une extrapolation de la vision structuraliste, réduite à l’idée que l’humain ne pourrait être appréhendé qu’à travers les structures sociales qui le façonnent – et qu’il façonne en retour. Selon cette logique, l’humain n’existerait pas en état de nature, et rien de naturel chez lui n’aurait de réalité : ni son sexe ni la couleur de sa peau. Il y aurait donc que des individus de genre féminin, ou masculin dans des réalités sociales essentiellement bigenrées, mais phallocratiques et structurées par la famille. On ne serait donc femme qu’en tant qu’amante, mère et épouse, réellement ou virtuellement, et dans une norme hétérosexuelle.

Pourtant on doit pouvoir aussi admettre que certaines réalités naturelles ne peuvent être effacées ou supplantées par des constructions sociales ou politiques. Par exemple, même si nous ne vivons qu’en groupes sociaux, nous sommes ontologiquement différents des abeilles, des grands singes, des loups. Notre reproduction sexuée, la couleur de notre peau ou de nos yeux, notre âge… sont autant de données naturelles indéniables.

La société, quant à elle, continuera toujours de distinguer l’homme et la femme – et c’est aussi, comme je l’ai dit, une affaire de désir. Et l’État fera de même, ne serait-ce que pour gérer les identités et mettre sur pied des politiques familiales ou natalistes. Sans enfants, après tout, il n’y a plus de sociétés. Reste que le genre, bien que déterminé par le sexe, est construit indépendamment de lui. Il crée, non seulement une asymétrie, mais une hiérarchie, et cette hiérarchie des genres est à la foi de dimension juridico-politique et culturelle, mais aussi symbolique. Elle s’exprime par des oppositions comme nature/culture, corps/esprit, passif/actif, pénétrée/pénétrant, femme/homme, etc. Le genre impose donc une norme, comme tout code de conduite. Or, qui dit imposition, dit oppression et violence. Cela justifie des combats politiques pour modifier cette hiérarchie, voire pour abolir l’idée même de genre – sachant que tout rapport, même de désir, est rapport de force.

Mais où tout cela nous mène-t-il ? En quoi la question du genre est-elle devenue un enjeu de société, c’est-à-dire politique ?

Une petite minorité de gens – celle-là même contre laquelle militait Charlie Kirk – souhaiteraient que le genre ne soit plus lié au sexe. D’autres veulent purement et simplement faire disparaître cette notion de genre, culturellement construite : détruire le genre pour supprimer l’oppression de genre, plutôt que de tenter de lutter contre l’oppression sans abolir le genre… Mais comment imaginer détruire le genre ? Cela supposerait que la société – et donc l’État –, dans une idéologie proche de la laïcité ou de l’antiracisme, refuserait désormais de le prendre en compte. Or, refuser de reconnaître les religions ne les fait pas disparaître, et refuser le racisme ne supprime ni la notion de race ni le racisme lui-même. On ne peut donc ignorer que les gens ont une identité sexuelle, une libido, et que, considérant leur sexe, ils doivent pouvoir réinventer leur genre. Le genre, après tout, est la manière dont on considère le sexe de l’autre, entre réalité biologique, fantasme et conditionnement.

Je vois une autre raison de ne pas supprimer le genre : ce serait une démarche stérile et vaine. Si notre réalité sociale est bien structurée par le langage – qui nous impose, plus qu’un mode de pensée, un cadre politique qui installe des rapports de force –, alors il faudrait agir d’abord sur le langage ; et plus précisément comme on a essayé de le faire sur le genre des mots pour le dire. Non seulement passer par l’écriture inclusive, mais rendre neutre, pour les neutraliser, les mots ; « un » et « une » disparaissant, comme « le » et « la », « il » et « elle », etc. Ce qui n’a aucun sens, sauf à inventer une novlangue orwellienne, à rompre avec nos traditions littéraires, jeter notre culture aux poubelles de l’histoire – alors même que l’on regrette que les gens ne lisent plus. Cela me rappelle une autre fausse bonne idée, l’invention de l’espéranto, qui, quoi qu’on en dise, ne fonctionne toujours pas. 

Néanmoins, le genre reste une discrimination, au sens premier du terme. Combattre cette discrimination, c’est tout simplement vouloir éradiquer le genre pour ne conserver que le sexe. Ce projet politique, qui traverse tous les courants, ne peut qu’aboutir à son juste contraire. Comme les militants antiracistes qui finissent souvent par sombrer dans le racialisme, qui n’est qu’une autre forme de racisme. Et ces minorités, mal dans leur genre, qui veulent s’affranchir d’un cadre genré dans lequel elles ne se reconnaissent pas, finissent par renforcer l’idée même de genre en exigeant d’en changer. De même une certaine gauche, très favorable aux minorités LGBTI+, militante pour le mariage pour tous et prête à « troubler le genre », lutte contre la violence des normes sociales qui assignent chacun à un statut, mais font aussi nation, et qui par ailleurs, prétendant combattre le racisme, tout en cédant à l’antisémitisme, est la première à renvoyer les Français de souche à leur « privilège » et à les assigner à un statut de « mâle blanc occidental ». En les accusant d’être nécessairement racistes et colonialistes, donc criminels… Quant au féminisme, c’est lui qui risque de payer le prix fort de cette tentative de déconstruction du genre. Le féminisme historique – celui qui obtint pour les femmes le droit d’aller à l’université, puis de voter – se heurterait à une vraie difficulté si l’on niait l’existence des femmes. Soit que l’on considère que le sexe n’existe plus, aboli par le genre, soit que le genre lui-même serait contesté comme cadre aliénant. Dans les deux cas, il n’y aurait plus, selon ces militants, ni femmes, de sexe ou de genre, donc plus de sujet au féminisme, qui ne s’en remettrait pas. 

Redisons-le, comme en synthèse anticipée, que le problème sexuel, qui est de nature identitaire, avec une dimension légale et biologique, le problème du genre, politique, avec sa dimension culturelle et/ou religieuse, enfin le problème de la sexualité, psychologique, et de dimension morale ou philosophique si l’on veut, sont tous trois de natures différentes. Et si j’écris « problème », c’est qu’à lire l’enquête généalogique de Judith Butler, il semble bien que tout fasse problème.

Quant à la sexualité…

Pour compléter cette longue présentation, on doit aussi évoquer la troisième dimension, libidinale, qui fait que chacun, mâle ou femelle, homme ou femme, peut se sentir attiré sexuellement par des personnes de même sexe ou de sexe opposé, ou par les deux, ou bien encore par d’autres pratiques. Et quelle que soit sa virilité ou sa féminité, car on sait bien qu’on peut être un homme, bien dans son genre, viril, et aimant les autres hommes. De même une femme. L’exemple antique étant intéressant. Et on peut se demander si parfois l’envie de changer de genre n’est pas aussi liée au désir qu’on ressent pour des personnes de son sexe, et pour reproduire en couple avec eux un schéma « hétéro », donc normé. Bien que, personnellement, je ne vois pas nécessairement de rapport causal entre genre et désir.

Mais pour déjà conclure ici, il conviendrait dorénavant, et notamment dans tous les textes normatifs ou règlementaires, ou dans certains débats, de mieux distinguer le sexe et le genre, de ne plus confondre les deux sous les termes génériques d’homme et de femme, mots qui devraient être réservés aux concepts de genre ; et, pour parler de sexe comme forme de détermination biologique, de parler d’individus de sexe masculin ou féminin. Et surtout de revenir, pour s’y tenir, à une forme de rigueur intellectuelle, ce qui n’est par exemple pas toujours le choix de Judith Butler quand elle documente et reprend certaines analyses – je ne dis pas qu’elle y adhère.

Mais plus concrètement, dans quel mur cela nous mène-t-il ?

Aujourd’hui, mais comme hier, certains peuvent se sentir mal à l’aise dans une société qui continue à mal considérer les homosexuels, même si les choses ont beaucoup et positivement évolué, au moins en Occident. Car dans beaucoup d’autres sociétés l’homosexualité est encore un crime puni de mort. Mal dans leur corps, mal dans leur genre, ils désirent en changer. Et c’est vrai qu’il est parfois pesant de se faire renvoyer à sa nature, surtout si l’on vit mal ce que l’on est ; et parfois au point de souhaiter modifier son apparence en se travestissant, ou en transformant son corps, soit de manière cosmétique (modifier la couleur de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau), ou biochimique (modifier sa pilosité, le développement de sa poitrine, son équilibre hormonal), ou même par des moyens chirurgicaux (modifier plus radicalement son visage, la forme de son sexe). Et bien que je pense que l’on devrait plutôt essayer d’accepter ce que la nature nous a donné : notre sexe, notre taille, la couleur de notre peau, nos goûts… Mais c’est parfois difficile, voire insurmontable. Aussi revendiquent-ils la liberté de changer de genre. Mais peut-on parler de liberté, quand il s’agit d’adopter dans l’espace public une attitude hors norme, et que l’État ne sait pas gérer ? Le genre étant induit par le sexe, quel sens cela aurait-il, et comment imaginer que l’État, qui ne sait que classer, dénombrer, et qui a besoin de catégoriser, et le fait à l’excès, puisse gérer un tel trouble identitaire ? Et une petite minorité, dans un espace démocratique, a-t-elle le droit d’imposer une modification d’une norme largement majoritaire ? Si la dictature majoritaire est problématique, celle d’une petite minorité l’est plus encore. Mais imaginons néanmoins qu’on accorde aux gens ce droit de changer ce qui peut l’être et qu’on sache « gérer » les transgenres – en France, depuis 2017, le changement de genre ne nécessite plus de preuve médicale –, en prenant légalement en compte l’identité de genre. Pourquoi l’État devrait-il les y aider ? Si certains, une toute petite minorité, souhaitent changer leur apparence et revendiquent aussi le fait d’être reconnus, non pas selon leur sexe génétique et anatomique, mais selon un genre qu’ils auraient choisi, cela nécessiterait de faire évoluer juridiquement notre contrat social, afin qu’en droit, on puisse reconnaître à un humain un genre différent de son sexe, voire de créer d’autres genres, ou peut-être d’abandonner la distinction de genre. Mais surtout, il faudrait faire évoluer radicalement les habitudes :

« Bonjour Monsieur !

  • Mais non, moi c’est madame…
  • Oh, pardon ! »

Et puis, si l’Etat, au moins en France, ne prend pas en compte la religion, ou l’appartenance politique, pourquoi devrait-il prendre en compte le genre ?

Ce débat mérite d’être tenu, mais comment imaginer trouver un accord dans une nation travaillée par des enjeux identitaires religieux, chrétiens ou musulmans.

Et puis, beaucoup d’entre nous (au moins après 1968, moins maintenant) revendiquent le droit d’une liberté de mœurs sexuelles. Sachant que, pour reprendre cette formule un peu triviale, la liberté sexuelle des uns s’arrête là où commence celle des autres : liberté de consentir ou pas à l’échange sexuel. Et puis la paix sociale, l’ordre public, les « bonnes » mœurs… Diogène, qui théâtralisait son enseignement philosophique, aurait, si l’on en croit la tradition, fait l’amour avec sa compagne en public. Mais il s’agissait moins de troubler la paix publique que de bousculer les mentalités. Mais la question ne s’arrête pas là, car le mariage civil est un peu à la sexualité, ce que le genre est au sexe. Car on imagine bien que le mariage n’est pas sans lien avec les préférences sexuelles. Et on peut remarquer que si l’État français conçoit maintenant le mariage entre deux personnes de même sexe, elle n’accepte pas encore la polygamie – qui est pourtant pratiquée assez fréquemment dans certains de nos quartiers où l’on marie de force des gamines de 13 ans. Et comme l’État reconnaît ici le droit de chaque individu à changer de genre, on verra des mariages « traditionnels » entre un homme et une femme, reconnus comme tels, mais qui seront peut-être deux individus de même sexe, mais pas du même genre. D’où un vrai casse-tête juridique.

Et aussi cette autre difficulté de concilier une politique de lutte contre les discriminions de genre – en la justifiant comme une lutte pour l’égalité des hommes et des femmes –, avec les exigences de l’Islam, et le désir d’une infime minorité de changer de genre. Car effacer le genre ne fera pas l’affaire des personnes qui fantasment sur cet autre sexe dans lequel ils travaillent à se faire reconnaître. Le garçon d’Elon Musk, Vivian, accepterait-il que le genre féminin disparaisse ?

Pour conclure, je voudrais insister sur le fait que ces débats qui peuvent paraitre théoriques ont des conséquences très concrètes, notamment dans le droit, le sport ou l’éducation.

Sur nos cartes d’identité ou de sécurité sociale, les services de l’État reprennent notre sexe – masculin ou féminin. Il va devenir urgent d’expliquer et de justifier que cette distinction est sexuelle et non de genre, et qu’il s’agit pour l’État, afin de bien « gérer » la population, de définir, à sa naissance, et de manière non exhaustive, l’identité de l’individu : son nom de naissance, ses date et lieu de naissance, son identité biologique, parfois ses empreintes digitales – mais ni son genre ni sa religion. En conséquence, si l’on accepte qu’au terme de modifications cosmétiques, biochimiques ou chirurgicales, ou sans la moindre de ces modifications, une personne demande à changer de genre, ou à cesser d’être quoi que ce soit de la sorte, et que l’État l’accepte conformément à un droit qui a ou aurait évolué, il ne devrait pas y avoir de changement de sexe, mais des hommes mâles, femelles ou neutres, et des femmes, pareillement.

Quant à la question de savoir si l’on peut accepter que des délinquants ou des criminels ayant « changé de sexe » soient emprisonnés avec des personnes du sexe qu’ils revendiquent… Sachant que la séparation de sexes me parait ici pertinente, il conviendrait de rappeler que si on peut changer de genre, on ne peut changer de sexe ou d’espèce et prétendre modifier sa signature chromosomique ou génétique et devenir un chien, une poule. Et que la ségrégation en prison est bien établie en fonction du sexe et non du genre. Les prisons américaines ont commencé à placer les détenus transgenres selon leur genre et non leur sexe. Ce qui est plus qu’une aberration, une folie.

Et la troisième question que je survole – c’est un peu la même – est celle du sport. On sait que les femmes trans (la nageuse transgenre Lia Thomas) ont, après leur transition, un avantage physique résiduel sur les femmes de naissance. Mais le CIO ne voit pas cela comme cela.

Et rajoutons encore cela : on nous parle, afin d’améliorer notre système de retraite, d’une nécessité d’améliorer l’égalité homme-femme. Mais qu’appelle-t-on alors un homme, une femme ? Il serait temps que les députés répondent à cette question à laquelle Donald Trump, bien soutenu par Charlie Kirk, dans son discours d’investiture, et dans un décret qu’il a immédiatement signé, a répondu « There are only two sexes, male and female » ; et que le sexe est attribué à la naissance, en fonction des cellules reproductives ; s’appuyant sur le travail des « Centers for Disease Control and Prevention » définissant le sexe comme « l’état biologique d’un individu comme un homme, une femme, ou quelque chose d’autre. Le sexe est affecté à la naissance et associé à des attributs physiques, tels que l’anatomie et les chromosomes ». Insistons, la biologie est claire, un individu mâle est capable, sauf insuffisance, de « produire des gamètes motiles dans le cadre de la reproduction sexuée anisogame ». Pardon pour ce charabia scientifique, mais rigoureux. Et restons-en là : le genre est une construction sociale et politique quand le sexe est une donnée biologique. Attachons-nous à travailler à l’égalité de droit entre hommes et femmes, et tentons de libérer les femmes de la tutelle masculine et de faire évoluer nos sociétés vers moins de masculinisme – quitte à combattre sur ce point l’islamisme. Et attachons-nous à dire que ce que la nature a fait peut parfois être amélioré, mais doit être accepté. Même si demain la science est capable de fabriquer des individus sans passer par un rapport coïtal, en troublant plus encore le genre, voire des individus qui seront des espèces nouvelles bricolées à partir de gènes humains et non humains. Comme l’écrit Camus : « Un homme, ça s’empêche ». Sauf que la réalité de la politique et du commerce montre que non.

Et pour trouver une conclusion à cette tentative de défendre la réalité asymétrique des sexes comme une richesse, et le concept de genre comme un outil afin de soutenir l’idée féministe qu’il faut travailler à supprimer la hiérarchie des genres, tout en libérant la sexualité de nombreux préjugés, je voulais déjà remarquer qu’un livre comme « Trouble dans le genre » ne pouvait être écrit que par une femme. Et que le même sujet aurait été traité différemment par un homme. Mais surtout que ce qui se joue ici, c’est l’existence même d’une civilisation et de nations aux valeurs et normes communes. Et que donc toute innovation sociale devrait passer par un débat parlementaire précédant un référendum. Je ne commenterai pas « Le choc des civilisations » de Samuel Huntington, mais je suis convaincu que seules les nations assez solides autour de valeurs identitaires communes pourront faire les sacrifices nécessaires à leur survie. Autrement pourquoi se battraient-elles ?

Le sexe est une réalité biologique commune à tous, le genre une construction sociale partie prenante de notre culture, mais qui doit évoluer à son rythme. Les ignorer ou les confondre mène à des impasses. Les opposer ou les instrumentaliser tout autant. Quant à la sexualité, laissons les gens la vivre dans leur sphère intime, sans vouloir la légiférer, la moraliser, et sans accepter qu’ils nous la mettent sous les yeux.

Une IA à faire peur

Je viens de me battre, et ce fut un peu laborieux, pour modifier les paramètres de mon téléphone portable, afin que son intelligence artificielle cesse de réécrire en temps réel mes SMS et me faire dire ce que je ne voulais pas dire. Le constructeur parle de désactiver l’assistant « Texte intuitif ». Mais derrière cette fonctionnalité se cache, à mes yeux, toute la perversité d’un progrès qui ne sert plus l’humain, mais le Marché ; un progrès qui aurait pu être émancipateur, mais qui ne sera que consumériste, mécanique et in fine totalitaire.

L’IA, dans laquelle l’attelage funeste de la bureaucratie étatique et du Marché investit massivement, accélère ce mouvement dont l’objectif est clair : nous transformer en assistés, en individus privés d’autonomie, d’esprit d’initiative, de libre arbitre, et de toute maitrise sur leur existence. Prenons l’exemple de cette réclame récente pour un smartphone : dès qu’un utilisateur cadre une photo, l’IA propose un recadrage « optimisé », sous-entendant qu’elle sait mieux que nous ce qui est esthétique ou pertinent. Même logique dans l’éducation : notre ministre de l’Éducation nationale envisage déjà que l’IA assiste les enseignants dans la préparation de leurs cours. Demain, ce sera un robot humanoïde qui dispensera les leçons, avec l’avantage non négligeable – pour certains – qu’égorger un robot a moins de conséquences qu’un professeur en chair et en os.

Et pourquoi y viendra-t-on nécessairement ? Pas seulement parce que ce serait moins coûteux qu’un humain, mais parce qu’il existe un marché, et que des commerciaux talentueux sauront vendre ces produits. J’attends d’ailleurs avec une ironie amère la mise sur le marché d’une « assistance au vote » : une IA capable de compiler toutes les données, tous les chiffres, et de nous conseiller pour qui voter. Tout cela, bien sûr, pour « nous faciliter la vie ». Plus besoin de se creuser la tête pour comparer les programmes, écouter les débats ou lire les discours : l’IA s’en chargera. Pendant ce temps, nous pourrons nous abandonner sans remords à notre abonnement télé maximal et ne plus rater un épisode de nos séries préférées.

Assistés : voilà ce que nous devenons, privés de toute capacité à choisir.

Si l’on devait définir la liberté, ne serait-ce pas précisément par l’autonomie de la décision ? Être libre, c’est pouvoir mettre en œuvre, sans nuire à autrui, une décision prise de manière autonome et singulière. Même si mon voisin a reçu la même éducation que moi, il peut décider autrement, s’il est libre. Or, très vite, nous ne prendrons plus aucune décision : les assistants numériques le feront à notre place, qu’il s’agisse de s’habiller, de préparer un menu, d’organiser un voyage, de choisir une compagne ou un compagnon, de consommer ou même de penser.

Déjà, nous ne remplissons plus nos déclarations d’impôts ni ne payons directement l’impôt sur le revenu. Les assistants du ministère s’en chargent pour nous. Si nous payons toujours – et c’est bien le problème –, nous n’en avons plus conscience. Bientôt, nous ne conduirons plus non plus. Ce plaisir nous sera retiré, la voiture cessant d’être un symbole de liberté pour devenir un outil purement utilitaire, voire un instrument de contrôle. Sous prétexte de sécurité ? Non. Il y a simplement un marché, et les constructeurs, complices des fonctionnaires, s’y sont engouffrés.

Pire encore : notre modernité, obsédée par le jeunisme, abaisse l’âge mental des Occidentaux. Érasme avait écrit, pour le jeune Henri de Bourgogne, un Traité de civilité puérile. S’il revenait parmi nous, il pourrait en rédiger une version actualisée… à l’usage de tous. Car l’objectif est clair : transformer les citoyens en consommateurs addicts, et les individus en enfants assistés. Des enfants à qui l’on enseignera de moins en moins de choses, car Wikipédia leur épargnera l’effort d’acquérir des savoirs, et les robots, celui d’apprendre des savoir-faire.

De la crèche à l’EHPAD, nous pourrons rester des enfants, consommer sans limites et jouir d’un bonheur étriqué, un bonheur de supermarché.

L’IA est une révolution technologique majeure, mais elle représente aussi un danger colossal pour la démocratie. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les politiques, dans leur médiocrité générale, ne s’en saisissent pas. Ce n’est pas l’intelligence humaine qui est menacée — elle pourrait même, dans une certaine mesure, en être stimulée. Mais l’IA va accélérer la fracture du monde et la concentration des richesses et du pouvoir. D’un côté, une caste de grands bourgeois et les tenants de l’État profond, conscients des enjeux, protégeront leur progéniture de ces outils à décerveler. De l’autre, une immense poubelle hygiénisée, peuplée d’individus dressés intellectuellement et psychologiquement, parqués, drogués, distraits, soignés comme du bétail – des individus auxquels l’ADEME, il y a quelques mois, expliquait encore combien de fois il fallait laver ses caleçons par semaine.

Propos sur le pouvoir

Relisant Alain, ses « Propos sur les pouvoirs », je retrouve sans surprise confirmation de cette filiation que je continuerai à revendiquer jusqu’à mon dernier souffle : Reclus, Alain, Camus, etc., mais il faudrait rajouter à ce panthéon personnel, Tolstoï, Thoreau, Gandhi, et bien d’autres qui, pourtant, sont tous singuliers. Mais tous défendent, dans leur cadre de pensée, et avec leurs mots, un socialisme individualiste, c’est-à-dire, libertaire ; une idéologie qui considère qu’existe en chacun de nous une singularité irréductible, et, qu’en politique, le peuple doit toujours être au début et à la fin, quitte à ce que l’action politique passe par un État qui ne peut être, aujourd’hui, compte tenu de l’évolution du monde, qu’un mal nécessaire. Et si je cite toujours d’abord Reclus, comme on mettrait un produit en tête de gondole, c’est qu’il était aussi féministe avant l’heure, écologiste à une époque où ce concept n’avait pas encore été forgé – il était aussi végétarien par respect pour les animaux –, pacifiste, et plus largement non violent, ce qui le distinguait de certains de ses amis anarchistes, je pense à Bakounine, Kropotkine.

Socialisme libertaire, donc partisan, par défaut, d’une République d’inspiration résolument laïque et démocratique. Car si la monarchie n’est pas concevable dans un système laïc, l’aristocratie pose aussi problème. Même si l’idée, très platonicienne, de confier le gouvernement de la cité aux meilleurs, semble n’être qu’une marque de bon sens. Mais le projet de retenir les meilleures se heurte à deux obstacles insurmontables. Comment, par quel processus, désigner les meilleurs et s’assurer qu’ils le restent ? Les méthodes utilisées aujourd’hui sont en échec. Et surtout, sur quelle échelle de valeurs ? Oui, toute la difficulté tient à ces deux points. Peut-on, de manière conceptuelle, construire une échelle de valeurs, et comment, sur cette échelle, évaluer les hommes de pouvoir ? Cette impossibilité disqualifie le système aristocratique, sauf en cas de crise majeure, en temps de guerre, quand le meilleur est, de fait, le plus grand général, le guerrier le plus brave ou le plus audacieux. C’est ainsi que se forma, parmi d’autres, l’aristocratie française franque. Mais, en temps de paix, cette aristocratie qui sombre alors dans le luxe corrupteur ne vaut plus grand-chose. Rappelons aussi que les cités grecques étaient capables, en cas de crise, de suspendre la démocratie pour confier le pouvoir à un dictateur ; et cela pour un temps donné.

Mon obsession reste donc la liberté et très précisément les libertés individuelles. Et ce tropisme est chez moi, congénital. Car, et j’emprunte cette formule à Alain dans un texte de 1922, « je suis né simple soldat ». Mais pas seulement, ni fait pour diriger ni fait pour obéir : un esprit indocile, réfractaire à l’ordre, aux ordres, mais jamais déserteur, évidemment par solidarité de classe. Et si je reprends cette image militaire, c’est que je la trouve plus intéressante, et surtout plus moderne que cette autre, hégélienne, qui voudrait que le monde se divise naturellement, et pour des raisons d’essence, entre maîtres et esclaves. On naitrait l’un ou l’autre, ce qui condamnerait définitivement toute idée de démocratie comme ignorant le réel, et renverrait cette idée dans le ciel des utopies. Et je veux bien, gardant les pieds sur terre, le corps ancré dans la réalité des corps, biologiques ou non, reconnaître qu’il n’y aura jamais de démocratie directe, de « gouvernement du peuple par le peuple ». Mais pour ne pas désespérer de la Politique et de l’Humanité, on peut peut-être, par une pirouette, s’en sortir par le haut et garder un peu d’optimisme ou du moins de raisons de se battre. On peut en effet définir la démocratie, dont le concept en a vu tant, soit de manière active, soit passive. De manière active, je viens de le faire en rappelant la formule de Lincoln « gouvernement par le peuple et pour le peuple ». Et si l’on cherche cette formulation passive, en la doit aussi à un anglo-saxon : « Democracy is the worst form of Government, except for all others – le pire à l’exception de tous les autres ». Cette formule aphoristique, que Churchill rappelle en 1947 sans la reprendre à son compte, est une façon et une occasion de rappeler « que le peuple doit être souverain, souverain de façon continue, et que l’opinion publique, exprimée par tous les moyens constitutionnels, devrait façonner, guider et contrôler les actions de ministres qui en sont les serviteurs et non les maîtres ». On pourrait donc dire, sur un mode passif, donc peut-être plus réaliste, que la démocratie, à défaut d’être le gouvernement du peuple, c’est la possibilité du peuple de juger ses dirigeants et de les congédier, mais surtout la possibilité d’être gouvernés par des élus populaires et non une caste de professionnels de la députation ou de la haute administration. Il faut donc casser cette relation de maîtres à esclaves, en travaillant à ce que les gouvernés ne soient pas traités comme des esclaves et les gouvernants ne se prennent pas pour des maîtres. Et quant à moi, je sens bien que le seul gouvernant que je puisse accepter, supporter, n’est pas « un personnage d’autorité », mais bien « un personnage d’humilité ». Et la meilleure façon de pousser au bout cette logique de l’humilité politique, c’est de pousser celle de la république. Notre république a su désacraliser le souverain, lui refusant sur la guillotine tout statut divin. Car celui-ci, à défaut d’être comme César d’ascendance divine – d’Enée par sa mère Vénus –, était oint, depuis Clovis, suivant le rite chrétien – un peu comme un pape. Mais nous gardons toujours cette idée d’un gouvernant supérieur, jupitérien, monarchique. Alors qu’il faudrait s’attacher à une démocratisation qui doit devenir une désacralisation, une sécularisation, une vulgarisation du pouvoir. Et, poussant plus loin encore cette logique, je rêverais, pour ne pas confondre République et pouvoir, que nous soyons capables de porter très haut notre république, quitte à accepter que se développe une transcendance de cette république, mais que le pouvoir reste le plus vulgaire possible, proche du vulgum pecus, par l’élection de députés tirés au sort, par l’instauration de référendums, à la fois d’initiative populaire et d’initiative parlementaire, et l’abandon de toute la pompe républicaine. Quant au Président, s’il doit symboliquement porter la couronne républicaine, il doit continuer à être élu par le peuple, et avoir, paradoxalement, le moins de pouvoirs possible.

Propos sur l’éducation

Nos sociétés s’ensauvagent et une partie de notre jeunesse, notamment issue de l’immigration africaine, est pointée du doigt – souvent celui de la main droite. Une immigration qui, c’est vrai, n’est pas gérée depuis des décennies et qui en serait donc responsable. C’est un peu court, tant il me parait que cette analyse passe à côté du fond ; et il me semble que c’est plutôt du côté de l’éducation de masse qu’il faut chercher la cause de cette violence, de cette bêtise à front de taureau. Mais il me faudrait plus de temps, de compétences, et peut-être d’envie pour développer cette idée. Essayons néanmoins de tramer ce possible essai, à titrer à la façon d’Alain « Propos sur l’éducation de masse ».

Avant la christianisation de l’Europe, l’éducation était essentiellement le fait de la famille. Non seulement de la cellule parentale, mais de la famille élargie aux limites du clan. Et jusqu’au début du siècle dernier, plus évidemment aux siècles précédents, au moins dans les campagnes, les enfants s’élevaient dans les champs et les rues des villages qui étaient le prolongement naturel de la maisonnée. Une maison à la porte ouverte sur la rue où jouaient les gamins et au seuil de laquelle, au moins quand le temps le permettait, les vieux chauffaient leurs vieux os aux ardeurs solaires en surveillant les enfants et en observant la vie de la communauté. Quand les enfants ne se socialisaient pas dans les rues du village, lieu d’apprentissage des us et des rapports de force, ils étaient éduqués par la mère, au foyer, par le père, parfois moins présent, les grands-parents, les oncles, tantes, amis, voisins. Et ils participaient tôt au travail des adultes, par exemple en surveillent les troupeaux, nourrissant les bêtes, ramassant ce que la nature pouvait offrir. Et cela a perduré très longtemps. Mais n’oublions pas que depuis que les églises sont au milieu du village, la religion a pris une grande part de cette éducation dans un cadre civilisationnel stable : famille, église.

Et puis, trait de la modernité – on pourrait parler d’une Majorité, en comparaison avec le Moyen-âge –, l’État a été de plus en plus présent, allant chez nous jusqu’à contester l’autorité de l’Église catholique. À la fois par l’éducation publique obligatoire et laïque, mais aussi par l’élaboration de normes de vie de plus en plus nombreuses et contraignantes. N’oublions pas l’idéologie républicaine qui a souhaité, en substituant l’Homme à Dieu, faire de notre religion républicaine le pendant de celle de Rome ; le solaire 14 juillet faisant écho au froid 25 décembre ; en quelque sorte un solstice d’été, un peu en retard sur son calendrier, et opposé à l’hivernal.  Et si je cède à la facilité de cette image, c’est qu’après l’orgie du solstice d’été, la lumière du jour ne peut que décliner jusqu’à une régénération mystique, une naissance improbable annonçant une renaissance spirituelle. L’éducation s’est alors trouvée partagée entre la famille de moins en moins libre d’éduquer ses enfants, l’Église, présente, mais contrainte, et l’État, omniprésent, omnipotent, totalisant, et de plus en plus totalitaire. Un schéma ayant connu son acmé pendant les trente glorieuses qui ont uniformisé la société, sa culture et sa langue.

Mais pendant cette période, un nouvel acteur éducatif est apparu et s’est beaucoup engagé sur ce volet. Le Marché, avec deux outils auprès desquels l’École parait désarmée, les médias privés de masse (journaux, télévision, puis réseaux sociaux) et la publicité de produits et de mœurs de consommation, qui a commencé par présenter, vanter des produits, puis a voulu donner envie de les avoir par des artifices et des méthodes de plus en plus sophistiquées de manipulation mentale, mentant sur les produits, escamotant le vrai au profit d’une réalité d’apparence construite loin de la vérité. Et l’éducation dispensée par le Marché, alors que nous vivons entourés, cernés, subjugués par des supports de com, est infiniment plus pénétrante que celle dispensée par des familles disqualifiées par l’État, ou par l’École, en faillite. Et, à l’heure des réseaux sociaux, cette éducation des masses ne vise pas à élever le niveau général, culturel ou moral de la population, mais à transformer des citoyens en consommateurs addicts et décervelés, afin de faire toujours plus de profits. C’est le progrès ! un progrès, tiré, non pas par la connaissance ou la culture, mais par le désir de gagner toujours plus d’argent, en exploitant toujours plus les ressources du Marché, l’environnement et les gens. Et, si l’État a toujours eu un tropisme totalitaire, le Marché, qui triche pour vendre, flirte toujours avec une forme insidieuse de violence : la publicité, c’est un viol, et de l’achat au vol, il n’y a, pour le consommateur, qu’un pas, celui, parfois, de la nécessité psychologique. Et l’État utilise de plus en plus les méthodes (pas seulement publicitaires) du Marché, les validant, et, comme le faisait remarquer Francis Fukuyama, « on peut considérer la démocratie libérale comme telle, mais remarquer aussi que la démocratie libérale porte en elle une dimension totalitaire qui réduit les libertés individuelles, en donnant toujours plus de pouvoir à l’État, et que cette doctrine de la souveraineté populaire, n’accorde au peuple qu’un semblant de souveraineté ».

Aujourd’hui, les cadres éducatifs sont d’une part ceux du Marché – totalement immoraux – et d’autre part ceux des églises, musulmanes, woke, chrétiennes – dont la moralité est discutable. L’État pèse peu, car il est si gras qu’il en est devenu impotent, et il a été mis en faillite, à la fois par une classe politique d’une grande médiocrité morale et par des hauts fonctionnaires incompétents ; l’École est inexistante, la Famille dépassée, déstructurée à une époque où même les définitions d’homme et de femme sont remises en question. Et le Marché, dont la seule valeur est financière, impose sa vision réifiée du monde, sa violence dans les rapports sociaux, son art de l’entourloupe et du mensonge publicitaire, son goût démesuré de l’argent, et son nihilisme. Quant aux religions, leur essence a toujours été totalitaire – leur folie de l’orthodoxie – et elles ont toujours méprisé l’individu, préférant vouer un culte à des concepts, l’Homme, Dieu, la parole du Prophète. Et sont toujours prêtes à dresser des bûchers et à semer la mort au nom de leur vérité. Et elles sont en concurrence et se font la guerre. Et la violence, parfois la plus brutale, parfois la plus insidieuse, règne dans une société de moins en moins démocratique où tout se décide loin des gens. Et l’immigration massive, qui a été d‘abord été voulue et promue par le Marché afin de faire baisser les niveaux de salaire des ouvriers, n’est qu’un élément de plus…

En quête de spiritualité

La guerre israélo-iranienne semble devoir nous en faire oublier une autre, européenne celle-là. Restons donc au Proche-Orient pour évoquer l’intervention militaire américaine de la nuit dernière : le largage, le 22 de ce mois de juin 2025, de 14 bombes GBU-5722. Et pour remarquer que si Trump, très lourdement, en commentaire de sa décision, a remercié Dieu pour son succès, Netanyahou n’est pas en reste pour évoquer souvent son Dieu et le louer pareillement. Quant au Guide suprême de l’Iran, à qui on pourrait faire remarquer qu’il a suprêmement guidé son pays dans une impasse, toute sa politique est justifiée par la volonté divine telle qu’il la comprend et l’explique. Et ces trois-là étant des monothéistes, ils revendiquent chacun une foi dans le même Dieu. A-t-on affaire à une nouvelle guerre de religion ? Qui aurait pu prévoir que notre modernité serait à ce point religieuse ? Malraux ?

Et cela m’amène à deux remarques, dont la première tient à cette évidente fracture de la civilisation occidentale que J. D. Vance a évoquée dans son discours de Munich de février dernier. Il y a bien aujourd’hui deux occidents. Le premier qui n’a pas rompu avec ses racines religieuses judéo-chrétiennes, et l’autre, Européen qui prend de plus en plus de distance avec ces racines et promeut des politiques plus ou moins laïques. Cette différence étant très remarquable entre la Grande-Bretagne et les USA. Et c’est peut-être moins le continent américain qui a beaucoup évolué sur ce plan, que l’Europe qui a renié ses fondamentaux. Et je remarque que s’il est convenu de nommer l’Europe moderne, et notamment après la création de l’UE, « nouvelle Europe », cette expression était utilisée au XVIIIe et XIXe siècle pour désigner l’Amérique. Comme je remarque que ce sont peut-être les québécois qui se sont le moins éloignés d’un certain parler « vieux français ». Et je crois que dorénavant, à moins que l’Europe change radicalement de chemin, en tournant par exemple le dos au wokisme et en s’affirmant face à l’islam, il faudra bien intégrer cette rupture entre les Occidentaux. Quand, seconde remarque, lors des premiers conflits mondiaux l’Amérique est venue au secours de l’Angleterre (et accessoirement de la France), c’est que ces deux peuples étaient proches et partageaient les mêmes valeurs. Aujourd’hui, Trump l’a assez dit et son vice-président est clair, nous ne partageons plus les mêmes valeurs, et cela modifie considérablement les relations internationales.

Mais je voulais aussi évoquer la question induite de la spiritualité. Car j’entends, ici, certains catholiques engagés, et parfois complaisants avec Trump, saper, tout en prétendant la défendre, la laïcité, au prétexte que la dérive morale de notre nation, et particulièrement d’une certaine jeunesse serait due à une absence de spiritualité, de transcendance, donc de religiosité. Mais cette hypothèse est un peu courte. Faut-il, pour structurer une analyse, toujours opposer spiritualité et matérialisme, alors que d’autres approches sont possibles : laïcité versus religiosité, idéalisme vs consumérisme, ou idéalisme et nihilisme ?

Je pense qu’effectivement nous avons collectivement beaucoup perdu sur le registre des valeurs, de l’engagement, et admettons-le, de la spiritualité. Et admettons aussi que les religions, comme en Iran, répondent à leur façon à ses questions. Mais on peut, bien évidemment, avoir des valeurs – c’est-à-dire penser que tout ne se vaut pas ­– cultiver une éthique de la responsabilité, être convaincu qu’existent des forces immatérielles, donc spirituelles, que l’on peut créer, invoquer ; et aussi des principes supérieurs à l’homme. Et tout cela, sans passer par la « case » religion. Et je remarque que ces jeunes qui « piquent » des femmes à la seringue le font principalement pour leur interdire l’espace public, dans l’idée de conformer la société à des règles islamiques, donc religieuses, donc spirituelles. Ce qui manque à une certaine jeunesse que l’on qualité dans certains médias de barbare, ce n’est donc pas nécessairement une religion, ce n’est pas la foi en un Dieu quelconque, ce sont des valeurs, des principes moraux, d’éthique… et un idéal, au moins des perspectives d’avenir pouvant constituer soit une utopie collective à laquelle ils pourraient alors travailler, soit une utopie personnelle, singulière, existentielle. Mais ces barbares n’en sont pas là. Et s’il faut réprimer leurs agissements ultras violents, c’est en admettant qu’ils sont le produit de la société que nous avons créée. Soyons plus précis, certains d’entre nous ont fait ce choix politique, et la grande majorité l’a accepté. Nous avons tout cédé à l’économie, et avons accepté que l’intérêt économique le plus trivial devienne le seul moteur du progrès ; alors que cela aurait dû être le désir d’améliorer le sort des gens. Car c’est bien la politique qui est responsable en ayant accepté de réduire les valeurs aux financières et de se voir encadré par la technobureaucratie.

On reproche aux casseurs de n’avoir aucune valeur, mais quelles sont celles de notre société ? Elle les a négligées, puis piétinées, enfin déconstruites, sans les remplacer : merci à la communication, merci à la publicité, merci aux wokistes et autres idéologues qui jouent avec les concepts, au point que même les mots n’ont plus de sens : homme, femme, féminisme, racisme, fascisme, écologie, etc. Et merci au Marché. Aujourd’hui on en vient à envisager – la question étant posée – d’autoriser, voire de rembourser le changement de sexe de mineurs : « Trouble dans le genre », trouble dans les valeurs, trouble dans la tête des gens ; trouble, donc malaise, donc violence.

Ils n’auraient pas de principes moraux… Mais quand une partie de la classe politique ment, se sert dans la caisse, que la république est devenue une république de juges qui font et défont l’état de droit…

Et pas d’idéal ? Mais notre président était lui-même incapable, au seuil de son mandant de nous proposer une vision, un projet, un idéal national.

Quant aux perspectives d’avenir, « no futur ! » Ces jeunes n’ont pas d’avenir, ils le savent. Et ce n’est pas de leur faute. Quoi ? Il faudrait qu’ils acceptent de traverser la rue pour trouver un job… un job de livreur de pizza ? Sans même un statut de salarié ? Et les plus chanceux pourront terminer comme manutentionnaires ou caissières de supermarché. Je comprends qu’ils aient la rage. Je comprends, sans l’accepter, qu’ils s’en prennent aux représentants de l’État qui pourtant n’ont aucune responsabilité dans cette faillite politique. Les seuls vrais responsables ce sont les politiques qui seuls, ont le pouvoir de faire, et puis sans doute les médias, spécialistes du « brainwashing ».

Je conclus en prenant le risque de perdre mon lecteur, car je veux reprendre un fil que j’ai un peu laissé filer, porté et tendu par le souffle de mon humeur du jour. Je reste un esprit laïque, antireligieux, et capable, non seulement de cultiver une spiritualité authentique, mais de croire aussi à la possibilité d’une forme de métaphysique non religieuse, donc à usage laïque ; est-ce possible et qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? A savoir qu’on peut croire – et savoir que l’on croit n’est pas croire que l’on sait – que l’existence de l’humain est tout sauf un hasard, mais plutôt une nécessité, et que donc toute éthique doit être fondée sur un principe de responsabilité et sur le respect et la préservation de ce qui constitue l’essence de l’homme : un être vivant, mais mortel, sexué, en relation vitale avec son environnement naturel, capable d’une vie spirituelle plus ou moins riche, et dont l’intelligence singulière l’oblige. D’où ce principe de responsabilité, bien développé par Hans Jonas.

Revenons une dernière fois à ces barbares. Ils n’ont à l’évidence pas intégré ce principe de responsabilité. La faute à qui ? À leurs parents, sans doute dépassés ? À l’État, objectivement dépassé ? L’État fait tout pour déresponsabiliser l’individu et freiner toute tentative d’engagement collectif. Deux exemples qui m’ont particulièrement frappé : la façon dont un très jeune enfant fait du tricycle est règlementée (port du casque obligatoire) et échappe donc à la responsabilité de ses parents, jugés incapables d’en juger. Et puis celle-ci, cette façon dont une agence de l’État a normé la fréquence à laquelle on doit changer de caleçon.

On ne peut tout à la fois en appeler au principe de responsabilité et infantiliser ces mêmes personnes. Et je pense, très paradoxalement, que ces deux « détails » qui peuvent paraître « amusants » sont plus critiques que l’élaboration d’une loi de finances.

Quant au refus de voir les citoyens s’engager dans une expérience collective, là encore deux exemples sont symboliques. Jacques Chirac a supprimé le Service national et ce faisant commis une faute colossale. Et puis, son successeur Nicolas Sarkozy a utilisé le congrès pour valider en 2008, dans le dos des Français, le traité européen qu’ils avaient refusé. Ce n’était pas alors une faute, mais un crime contre la démocratie ; un concept qui n’a rien de matériel et est totalement intellectuel, donc spirituel. Comment après cela en appeler à un engagement citoyen des jeunes français ?