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Philosophie en marche

J’aurais sans doute un peu de mal à inscrire mes sympathies philosophiques dans un espace intellectuel trop étroit tant les dettes contractées ici ou là sont nombreuses. Oui, je confesse ce besoin de confronter ma pensée à plus grand que moi pour la faire progresser. Mais, même si l’exercice est difficile et que mes réponses ont pu fluctuer et fluctueront probablement encore, aujourd’hui je me risquerais à citer, sans vouloir chercher nécessairement une forme de parité, Simone Weil et Hanna Arendt, Nietzsche et Camus. Je crois leur être assez fidèle, même en revendiquant une forme de singularité, et j’entends continuer à revenir régulièrement vers eux comme on revient sur les lieux familiers de son passé. On y découvre toujours avec un peu d’étonnement quelque chose de neuf, mais sans jamais y être dépaysé.

À notre époque pervertie par la com, quand l’enseignement cherche moins à former des individus autonomes et à les sortir du troupeau qu’à leur faire acquérir des diplômes qui sont autant de trousseaux pour les mal-marier avec le Système, la philosophie est trop peu appréciée, trop sujette à malentendu, trop mal servie par l’Académie pour qu’on aime se prévaloir de sa pratique assidue. Pourtant, je veux continuer, non pas à écrire ou à jongler avec des concepts savants, voire fumeux, mais à pratiquer et à faire des expériences de nature philosophique.

 

Ce matin, devant laisser ma voiture en révision – Putain ce que c’est cher ! –, j’ai fait le choix, l’ayant donc abandonné pour un temps mécanique, de rentrer à pied : une petite heure de marche depuis la zone commerciale où se coudoient toutes les concessions – marque d’un temps façonné par une bureaucratie qui aime que les choses soient bien rangées à leur place assignée, comme dans leurs livres où, sous la forme de Plans, ils redressent la vie en la réduisent à leur capacité d’entendement et à leurs petites lois économiques. Une heure de philosophie en marche, je veux dire au pas. Et c’est au philosophe américain Matthew B. Crawford et à son « Éloge du carburateur » que je pensais, curieusement. Non pas à cause de ma voiture dont le carburateur va bien, merci ! mais par sa façon d’ancrer son travail philosophie dans une réalité sensible et quotidienne : médiater sa philosophie par une passion qui est aussi son second métier, la mécanique motocycliste, parfait équilibre entre l’activité manuelle et intellectuelle, quand les rouages et les neurones sont lubrifiés à l’huile minérale.

Je faisais donc ce chemin, mains dans les poches de mon blouson, le nez sur mes chaussures un peu avachies, mais tellement plus confortables que mes neuves, le regard sautillant comme un oiseau d’un détail à l’autre, en étonnement puéril. Les voies qui découpent la zone commerciale en l’irriguant d’un flux puant et bruyant, laissaient ici ou là, comme des mites sur une laine sale, des trous vaguement enherbés, comme si les trous avaient des trous. Et dans ces pauvres espaces mités, grands comme des timbres-poste, je devinais une vie maigre, mais réelle, un petit écosystème entomologique, somme toute assez minable, mais vivant. Au point de se demander si c’est la mort ou bien la vie qui, au bout du bout, sera la plus forte. L’homme aura tout fait pour bousiller la planète, la stériliser. Il aura déployé tous ses talents pour tuer la vie. Mais l’observation de ces insectes, aussi près des voitures et des camionnettes et de leurs pets aux vapeurs d’essence, m’a fait retrouver mon optimisme. Si la vie réussit à éradiquer l’humain, elle peut encore tout reconstruire, et profitant de son échec, ne jamais replanter dans ce nouveau paradis, d’arbres de la connaissance.

Seconde leçon, mais plutôt un rappel. La voiture qui nous permet d’aller quotidiennement du lieu clos où nous dormons à d’autres lieux clos sans avoir de contact direct avec l’extérieur nous a complètement isolés et dénaturés. Si la vitre permet de faire entrer la lumière, il empêche surtout l’homme de sortir et de se confronter au monde ; et l’écran n’est que la perversion de la vitre, car il permet, non plus d’observer une image de notre environnement, mais de nous mentir totalement sur ce qui se trouve de l’autre côté de cet aplat minéral faussement transparent. C’est un peu le mythe platonicien de la caverne, sauf que maintenant, des hommes de com produisent à l’aide de maquettes de bois et de carton, les ombres projetées sur les murs intérieurs de notre caverne. L’homme citadin a fui la nature qui l’a fait ce qu’il est. Demain, je le prédis – et dérive climatique oblige – les villes seront sous cloches afin que l’homme prétendument augmenté soit toujours confiné, c’est-à-dire réduit aux artifices de son invention. Ce confinement physique et psychologique est un problème politique majeur. Simone Weil l’évoque à sa façon sous le concept de déracinement. Et je dis un peu la même chose quand je maudis l’homme hors sol.

Je rajouterai que circuler en voiture – mais chacun le sait – ne permet plus de voir les choses à hauteur d’homme ; surtout avec l’invention des SUV et autres 4 x 4. On a pu dire que « l’homme est la mesure de toute chose ». Ce ne sera plus exactement vrai, ou du moins, l’homme qui sera la mesure des choses sera un nouvel homme dénaturé, et cet homme sera devenu incapable de « voir » la nature, de l’intérieur.

Autre leçon plus pragmatique de cette marche lente – et comment ne pas penser à ces philosophes antiques qui parcouraient le bassin méditerranéen à pied, et sans chaussures de marche ni bagages. Quelles belles occasions de philosopher, au fil des solitudes comme au gré des rencontres sur des chemins très empruntés et bien balisés. Pour parcourir ce court chemin chaotique entre la concession et mon domicile, il m’a fallu marcher sur des chaussées bitumées, passer des carrefours encombrés, traverser des ronds-points dangereux : tout un parcours conçu par des fonctionnaires qui n’ont jamais imaginé que ce parcours puisse être fait à pied. Ou comment, en rendant l’accès pédestre très malaisé, on finit par imposer la voiture… Notamment certains ronds-points où les voitures tournaient comme le manège de Jacques Tati, et où il était franchement scabreux de traverser à pied. Pourtant, ici ou là, l’herbe foulée des bas-côtés montrait que les gens passaient et avaient naturellement trouvé un chemin d’usage. Là encore, la vie semblait avoir conservé quelques droits. Mais ces chemins de traverse, hors système, non planifiés, auraient pu inciter les services de l’État à corriger les choses et à aménager ces parcours spontanés. Que nenni ! L’État, qui n’est pas au service des gens, s’en fiche.

 

C’est vrai, je n’aime pas l’État, partageant en cela, mes quatre philosophes de référence, car il n’a aucune vertu morale, se fiche de la justice et est mû par un tropisme totalitaire. Il n’a que des intérêts qui lui suffisent à guider son action et à justifier toutes ses bassesses et tous les sacrifices qu’il exige de la nation. Nietzsche le qualifie ainsi « Ce monstre froid » et Simone Wiel parle plusieurs fois du « froid métallique de l’État ». C’est la même idée, la même analyse. L’État n’est qu’une machine insensible et les « Serviteurs de l’État », particulièrement les « grands commis de l’État » ne sont que les servants de la machine, et c’est pourquoi on ne peut rien attendre d’eux d’humain.

Sérotonine

Évidemment, on peut être gêné par cette profusion de bites et de chattes, crument nommées comme telles dans un texte dont la seule axiologie semble être définie par ces deux pôles, la seule morale être celle du désir comme propédeutique et substitut à l’amour, seul vrai luxe de la condition humaine. On peut aussi, au contraire, se réjouir d’une certaine forme de crudité et parfois d’outrance chez un écrivain qui ose s’affranchir dans la forme et sur le fond d’un politiquement correct décidément si insupportable, si nauséeux. Car Houellebecq tranche sur tant d’intellectuels semi-mondains et fortement médiatisés que son héros pointe en ces termes : « les éditorialistes et les grands témoins qui défilent comme d’inutiles marionnettes européennes, les crétins succédant aux crétins, se congratulant de la pertinence et de la moralité de leurs vues ». On peut aussi être frustré d’une écriture trop sèche qui semble parfois mal tenue, quelque peu négligée, mais la forme colle ici à un récit dans lequel, décidément, on ne saurait trouver rien de positif, de réconfortant, si ce n’est un certain docteur Azote, seul personnage proprement « moral » du récit, un saint égaré en enfer. Car ce roman d’un déprimé déprime et comment ne pas penser à la formule de Cioran qui grinçait sur cet « inconvénient d’être né ».

Ce nouveau texte qui succède, je crois, à « Soumission », confirme à nouveau au moins deux choses. La première est que Houellebecq est un très grand romancier, moins par le style, assez neutre – il ne prétend d’ailleurs pas « écrire bien », mais est-ce vraiment son souci ? – que par sa capacité à construire, structurer, architecturer des récits dignes d’intérêt. La seconde est qu’il est à ma connaissance, le seul, au moins en France, à parler « juste » de notre époque et à en dire l’essentiel. Et pour cette raison, et aussi par un certain côté « naturaliste », c’est à Zola que j’ai pensé, moins à celui de « Nana » qu’à celui de « La Terre ». J’imagine bien que si, dans quelques siècles, pour peu qu’existent encore de hommes et des femmes pour s’intéresser à leur passé, des historiens interrogent précisément notre époque, l’épuisement de notre civilisation et les égarements de notre Système, alors, plus que tout autre sociologue contemporain, ils pourront avantageusement lire Houellebecq ; qui, faute de garder le moindre espoir sur notre avenir commun pose sur nous autres un regard cru sans aucune dimension polémiste ou militante, un regard de naturaliste ou d’entomologiste sur notre monde de cloportes. Dans ce roman, Il se montre à nouveau observateur déprimé, mais lucide de notre naufrage, sans en rajouter, mais sans repeindre jamais la réalité ou céder aux conventions ou au simple plaisir d’écrire pour écrire. Pourtant, ce livre salutaire, sec comme une ordonnance, à la sémiologie minimale, mais rigoureuse, ne servira à rien, mais cela, il le sait. Comme son héros, notre société marche vers la mort, inéluctablement. Pourtant, plane toujours ce regret des occasions manquées, de ce que nous aurions pu être ou faire ; autre chose. Car toujours perdurent sous la souffrance un désir d’être et sous la négativité radicale, une foi déraisonnable, impatiente, agacée ; un agacement qui montre que Houellebecq n’est pas résigné et respire encore. Il termine ainsi son récit, paradoxalement – c’est évidemment son héros qui parle, le suicide au bord des lèvres : « Je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie à ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment être, à ce point, explicite ? »

 

Relisant ces quelques lignes avant de les poster, et ma remarque sur « le politiquement correct, décidément si insupportable », je repense à cette image de la pièce enfumée, chère à Epictète ; et plus largement à la philosophie stoïcienne. Les philosophes gréco-latins avaient le souci de la pédagogie, le goût perdu du parler-clair, quitte à user d’images ou de paraboles. Ils ne cherchaient pas à paraître, à s’infatuer de beaux discours, voire de propos abscons ou d’études académiques qui n’intéressent personne, mais à marquer les esprits, à enseigner la « bonne vie ». Et les stoïciens, sans vraiment inviter au suicide, considéraient que l’on ne devait pas se plaindre et que la bonne attitude consistait à supporter la situation présente en essayant de faire ce qui était à notre portée pour qu’elle s’améliore, sans gaspiller son temps à vouloir changer ce qui ne dépendait pas de nous ; et si la situation était insupportable, physiquement ou moralement, si la pièce était trop enfumée, il convenait d’en sortir, de quitter la vie, ce que fait Aymeric dans la fable Houellebecquienne.

Et cette image est aujourd’hui assez curieusement, très pertinente. En effet, ce qui rend la vie si insupportable, c’est bien la com, le refus de dire les choses, cet enfumage que l’on nomme le politiquement correct, cette façon, très macronienne, de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Tout réformer

La civilisation occidentale va bientôt disparaître en éteignant peut-être toute vie sur terre. Une autre façon de quitter la pièce qu’elle a inconsciemment enfumée en éteignant la lumière[i]. Mais restons optimistes, d’autres civilisations pourront encore se développer et construire un monde nouveau en recyclant des débris du passé : un restant d’humanisme judéo-chrétien, quelques bribes de philosophie gréco-latine, des références artistiques aux chefs-d’œuvre de la renaissance européenne, la prévalence de l’économie de marché, que sais-je encore… Et puis, après l’extinction de la quasi-totalité des espèces vivant sur notre planète depuis quelques millions d’années, survivront quelques végétaux, la ronce et l’ortie, et les espèces animales les plus coriaces : les insectes sans doute, peut-être l’hyène ou le rat, l’homme surement et sa prétention à avoir toujours raison.

Les problèmes que nous avons inventés pour les mettre devant nous et nous condamner à terme sont non seulement globaux, mais mondiaux. C’est pourquoi un Français ne peut être totalement indifférent à l’élection de Trump, aujourd’hui bien derrière nous, pourquoi la question du Brexit qui pose aussi celle de l’échec du projet européen intéresse au-delà de notre continent, pourquoi le mouvement, ici des Gilets jaunes ou, sur l’autre rive de la méditerranée, du peuple algérien est bien notre affaire à tous. Et c’est pourquoi je chronique si souvent la situation française, sachant pouvoir intéresser au-delà de nos frontières un lecteur francophone ou francophile. Et je sais en avoir.

 

Ici donc, comme ailleurs, les gens contestent l’hypocrisie d’un système politique qui se prétend démocratique, mais qui les méprise en prenant les décisions par-dessus leurs têtes ; et dénoncent la corruption des élites. Et effectivement ces hommes et ces femmes qui font carrière sous les ors de la république sont profondément corrompus, au moins moralement, vendus au Marché.

Face à un mouvement populaire qui a pris forme et couleur, une forme que je qualifierai d’informe et une couleur qui aurait pu être rouge, mais a préféré le jaune, le pouvoir vacillant a proposé un débat puis accouchera bientôt des propositions soigneusement choisies pour pouvoir être gonflées en baudruches, sans changer quoi que ce soit ; propositions qui consisteront à donner aux plus modestes un peu d’argent comme on jette un os à un chien. Mais certaines autres faites à cette occasion resteront néanmoins dans l’espace public. J’en ai déjà fait plusieurs et qui ont toutes le même objet, inviter à une Réforme du Système ; et je veux en exposer une autre.

Comme l’avenir, par définition, appartient aux plus jeunes, les questions de l’éducation et de la formation sont fondamentales ; et force est de constater que nos enfants sont aujourd’hui formatés au Système – merci aux écrans ! –, formés pour le Marché, alors que nous devrions les aider à s’épanouir, c’est-à-dire à s’affranchir pour devenir ce qu’ils sont, souvent sans le savoir, quitte à renvoyer à l’Université le soin de leur apporter une formation plus orientée, donc plus spécialisée. Pour ce qui est de leur adolescence, on devrait concentrer leur formation, et à parts égales, entre quatre disciplines cardinales susceptibles de les « orienter » : les travaux manuels – et si j’imagine les intéresser également au jardinage et à la mécanique, c’est en pensant à deux philosophes états-uniens, Henri-David Thoreau et Matthew B. Crawford dont j’avais chroniqué ici, l’an passé, l’excellent « Éloge du carburateur »  –, aux disciplines artistiques, évidemment selon leur goût et leur sensibilité, à la philosophie dès leur plus jeune âge, afin de développer leur sens critique et de pratiquer sur eux ce que Proudhon nommait démopédie, et puis, évidemment, les mathématiques, seule vraie discipline de synthèse. Et tout le reste ne serait évoqué qu’à la marge, réservant la grosse majorité du temps d’étude et de pratique à l’éducation de la vie telle qu’il faudrait la vivre. Et si je n’inclus pas l’éducation sexuelle, bien que ce serait une occasion de rendre ici un hommage mérité à Charles Fourier, c’est pour rester « raisonnable », ne pas céder à l’idéalisme, et ne pas disqualifier totalement mes propos.

 

Sans doute cette proposition est-elle quelque peu radicale, mais c’est bien de radicalité dont nous avons besoin ; quelque peu utopiste, mais c’est bien d’utopie dont nous avons besoin ; en rupture avec le Système, mais c’est bien cette rupture qui est aujourd’hui indispensable ; en mépris de toute considération économique, mais c’est bien l’économie qui nous tue et bousille la planète, et qu’il faudra bien subordonner à nos désirs, plutôt que d’accepter qu’elle décide de ces désirs. Mais que chacun se rassure, ce type de proposition ne sera pas discutée et nous accepterons qu’une situation létale qui nous condamne à court terme, soit prétendument corrigée par des « mesures » techniques, qui n’auront d’autres fins que de permettre aux grenouilles que nous sommes de rester, coassant et coalescentes, encore et toujours dans ce chaudron où nous cuisons à petit feu et où nous acceptons de voir nos chairs et nos esprits ramollir en soupe si peu appétissante.

[i]. Il y aurait d’autres clins d’œil ou de jeux de mots à faire, et en référence au stoïcisme d’Epictète qui déclarait dans ses entretiens (au livre IV), peut-être de manière péremptoire, « Rien n’est difficile dans la vie. Quand tu le veux, tu sors et tu n’es plus gêné par la fumée », et en jouant de cette idée forte que c’est bien la com qui enfume nos sociétés et nous empêche d’espérer voir la vérité.

 

On ne peut parler que de politique.

La beauté n’a pas grand-chose à voir avec un esthétisme culturel ou plus largement anthropologique. C’est plutôt la manifestation sensible ou idéelle d’une vérité indicible et inaccessible, mais qui témoigne ainsi de sa présence.

C’est donc une épiphanie, l’épiphanie d’un logos impensable, car comment le fini pourrait-il penser l’infini, le périssable l’éternel, le singulier le tout ? La seule vertu consiste donc à consentir à cette vérité ; pour le dire dans les termes de Malebranche, à s’humilier – c’est-à-dire à se faire humble – devant elle.  Et je ne crois ni aux capacités cognitives humaines à comprendre la vérité ni à l’autorité médiatrice des clercs ou de l’Écriture. Et je désespère chaque jour de ne pas avoir cette grâce dont la foi témoigne. Reste à s’ouvrir à cette beauté, en regardant, de tous nos sens, la nature, ou par l’art qui tente vainement de créer un autre monde sensible, une réduction, un raffinage ou une interprétation de la nature.

Retour aux sources

Je crois beaucoup à la Réforme, non pas aux réformes qui ne sont que des rustines sur une chambre pourrie et qui n’ont pas d’autre but que de « tout changer pour que rien ne change », mais à ce que je qualifie de « Réforme au sens religieux du terme » ; cette idée de revenir aux sources pour retrouver la vérité virginale d’un projet qui s’est enlisé depuis trop longtemps dans des compromis qui l’ont dénaturé, et dont on ne comprend plus le véritable sens. Il en va ainsi de notre divise nationale : liberté, égalité, fraternité ; elle mériterait d’être expliquée, commentée, débattue, et pourquoi pas dans nos lycées afin de l’on retrouve derrière les mots, l’idée, l’ambition dans sa force et sa cohérence. Mais qui souhaite ouvrir la boite de Pandore de la réflexion politique critique, surtout entre les mains des plus jeunes ?

Car la formule, pour le dire trivialement, est plutôt habile, je veux dire signifiante. La liberté et l’égalité comme alpha et oméga « chrismatique »[i], de la démocratie. Et je verrai d’ailleurs la liberté plutôt comme son oméga, car c’est bien le but de toute démocratie ; d’ailleurs, un projet démocratique qui ne viserait pas à libérer les gens ne serait qu’une escroquerie politicienne. Et l’égalité comme préalable et comme moyen, est en alpha, car la démocratie est d’abord un choix, celui de l’horizontalité, le refus d’une verticalité aristocratique, royale ou jupitérienne. Mais il faut bien s’entendre sur ces notions de liberté et d’égalité, car le diable totalitaire étant dans les détails et la com étant passée par là, on a tôt fait de garder les mots, mais de leur faire dire autre chose en pervertissant les concepts qu’ils désignent.

D’abord, il n’y a de libertés qu’individuelles, le reste, c’est concept creux et tours de passe-passe. Il n’y a pas plus de liberté publique ou collective que d’intérêt général. Il n’y a que des libertés personnelles, individuelles plus ou moins communes. Quant à l’égalité, il ne faut pas la confondre ni avec la similarité ni avec un égalitarisme qui ne cherche qu’à niveler. J’en prends comme exemple, cette façon de prétendre répondre « également » aux besoins des gens. Le principe d’égalité suppose qu’on essaye d’y répondre, même si le projet est un peu vain, pour tous et de manière égalitaire, c’est-à-dire qu’on porte le même intérêt à chacun, un égal intérêt aux besoins singuliers de chacun, car chacun a effectivement ses propres besoins. Mais si donner à chacun la même chose est justifiable sur le principe de la justice, ça ne l’est pas au prétexte d’égalité.

Quant à la fraternité, que dire si ce n’est que ce principe qui est postérieur aux deux autres, est une simple survivance d’un bon théisme (ou déisme) et humanisme que ne revendique pas, mais qui ne me pose pas soucis. Car il faut se méfier en politique, et plus largement en sociologie des symboles et des concepts « religieux ». Derrière chacun se cache une entreprise « théocratique », je veux dire aristocratique et féodale donc antidémocratique. J’en donne encore un exemple, car faute de toujours illustrer les thèses ici défendues, on pourrait croire à la vanité de mon propos. Penons le concept, lui aussi tendancieux, de nation. La seule réalité démocratique est de parler de « gens ». Car évoquer la nation, c’est permettre à certains de prétendre l’incarner, ce qui est une prétention religieuse. Une nation s’incarne, les gens se représentent. La première approche est jupitérienne, monarchique ; la seconde, démocratique. Mais c’est vrai que la société française n’est pas seulement demeurée monarchiste, elle est aussi restée très féodale.

[i] Je fais évidemment référence au Chrisme constantinien