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Oui, ça m’a énervé

Je lis cela couché, vautré sur la jaquette d’un livre sur le développement personnel – développement personnel ! un concept dont la prétention m’a toujours fait gerber : « une leçon de bonheur », ou encore cette autre perle éditoriale : « Il n‘est pas nécessaire d’être milliardaire pour être heureux ». Affligeant ! à ne plus savoir comment trouver les mots… Si l’on veut dire que « l’argent ne fait pas le bonheur », prétendue vieille sagesse populaire, en fait un truisme assez grossier, c’est un peu court. Qu’on se le dise entre amis, à l’apéro, je veux bien, mais qu’on en fasse l’accroche d’une prétendue leçon de bonheur…

Évidemment que l’argent ne fait pas le bonheur – Tiens, j’en parlerai à mon banquier, je lui dirai que c’est Macron qui me l’a dit… –, mais en avoir n’est nullement un obstacle et peut parfois consoler, voire distraire. Mais surtout, soyons clair, ce système que nous avons construit en Occident, qui taxe l’eau que l’on boit et bientôt l’air que l’on respire, un système qui a privatisé tout ce qui existe sur terre, y compris ce qui est biologiquement nécessaire à notre survie individuelle, c’est-à-dire qui se le réserve ou le réserve aux personnes en capacité de se le payer, fait qu’il est illusoire d’espérer y être heureux si l’on est pauvre. Et d’ailleurs, comment le pourrait-on quand, le Marché, mais surtout toute la technocratie et la médiacratie, méprise les pauvres, et ne respecte pas leur dignité ? Pas plus qu’on n’y respecte les vieux ou les malades. Et encore moins dans un pays, le nôtre, où l’on n’accepte pas qu’un vieux, fatigué, considérant avoir fait son temps, décide de mourir, de sa main, à son heure. Non, c’est au système de décider de cela. Et si je ne sais pas si, comme on le prétend, « tous les hommes naissent libres… » – en fait, j’ai quand même ma petite idée –, à l’évidence, on n’est pas libre de mourir à son heure choisie. Et puis…, mais cessons là.

Mais qui peut prétendre donner des conseils ou des leçons de bonheur ? Oui, donner des conseils de développement personnel, en faire son métier et faire du fric en expliquant que l’argent ne fait pas le bonheur. Et vendre sa soupe à la télé ou à l’étal d’une librairie à des bobos qui mangent bio, mais qui acceptent volontiers de vivre dans des cubes de béton, sans plus aucun contact avec la nature et acceptent si facilement d’être les sujets disciplinés et propres sur eux de « l’Empire du Bien » – j’emprunte évidemment ce concept à Philippe Muray.

En fait, la seule justification de l’élaboration de contes moraux, je pense à Tolstoï, je pense à Voltaire…, la seule justification aux romans ou au Théâtre d’édification, c’est bien, soit l’engagement politique ou religieux, soit un goût authentique pour la littérature et les arts.

La saison ds expos

Oui, l’été, c’est bien la saison des expos, notamment en bord de mer. Et je ne parle évidemment pas de celles des épidermes dorés des estivants, mais des galeristes qui ouvrent largement leurs boutiques de luxe aux bourgeois en vacances ; et j’en sors, une expo d’art contemporain, en l’occurrence un sculpteur qui fait des trucs branchés, à l’américaine, comme on en voit à la télé – à la Jeff Koons… des sculptures qui s’apparentent d’ailleurs à des performances, et qu’on dirait conçues par une IA sur un Photoshop 3D. On ne devrait pas confondre art et spectacle, la performance étant toujours du domaine du spectacle, éphémère ou pas, vivant ou déjà mort…

Mais dans une société du spectacle, on est moins sensible à l’art qu’au spectacle, et d’ailleurs, notre ministère de la culture, sauf parfois pour momifier le premier, supporte surtout le second, et s’il souhaite évidemment (c’est son job) enculturer les gens, quitte à y mettre de la vaseline, c’est moins pour les rendre sensibles à l’art que pour les embarquer dans cette grande fête médiaticoculturelle qui n’arrête jamais son bruit de fond – comme la musique dans les supermarchés, sauf évidemment pour passer un spot vantant le prix des saucisses de Montbéliard du rayon charcuterie –, ses boutiques restant ouvertes jour et nuit car le Marché ne dort jamais. Oui, il faut éduquer les masses, quitte à utiliser tous les artifices de la com, ou, comme dans ces séries télévisées, faire s’esclaffer le spectateur au bon moment, empêcher qu’il ne réagisse à contre-sens en utilisant des rires préenregistrés. J’imagine qu’il ne faudra pas trente ans pour qu’un major américain nous propose une comédie de Molière, jouée en costume moderne, enregistrée dans une grande ville de la côte Ouest, avec, rajoutés sur la bande-son, des rires là quand il en faut. Elle est pas belle, la vie ?

C’est ainsi que si un ministre de circonstance a inventé, il y a maintenant quatre décennies, la Fête de la musique, c’était moins pour la musique que pour la fête… le spectacle de rue … une kermesse populaire qui permet une nuit par an à chacun de taper sur des casseroles sans risquer de se retrouver au poste.

Du spectacle et de l’aménagement policé de notre vie, de notre cadre de vie ! Je pense aussi à Buren, immense plasticien, et qui a aussi œuvré à Nantes, sur les quais. C’est du spectacle, et de qualité, des aménagements urbains parfaitement à leur place sur une place, devant un musée, un bord de quai, un rond-point. Comme aussi le pouce de César, ou plus précisément les pouces, car si je visualise particulièrement à celui de la Défense, il en a semé d’autres, dont déjà celui du rond-point de Bonneveine dans sa ville natale. J’imagine que Jack Lang en était ravi, même s’il aurait préféré sans doute un phallus, une belle bite sur un quai breton… Qu’on n’y a on pensé ? César avait de l’humour, il aurait adoré, et on aurait demandé à Sandrine Rousseau de l’inaugurer… vous savez, le drap qui couvre l’œuvre et qu’on fait glisser pour découvrir l’objet géant et magnifié aux yeux ébahis et admiratifs des badauds. Oui, c’est les vacances, et j’y ai droit aussi…

En marge de la politique médiatisée

L’intérêt d’un journal, c’est son confort. On se laisse porté par une idée, sans vrais soucis d’une formalisation aboutie ; on en dit quelques mots, elle nous mène ailleurs ; on la perd, on la retrouve et la reprend. Et puis, de toute façon, on ressasse beaucoup, comme si la pesanteur même de notre corps ramenait toujours sa partie supérieure et cognitive aux mêmes points de fixation.

Dans ma dernière chronique, je parlais de vertu – toute vertu est politique ou du moins possède une dimension sociale et politique. Mais aussi de libre pensée… Et dans la précédente, j’évoquais le concept d’autorité. Effectivement, c’est du ressassement obsessionnel : autorité, liberté … Et encore avant – il faut donc me suivre –, je m’interrogeais sur la pertinence du clivage politique gauche-droite.

La chose n‘est évidemment pas si binaire : d’un côté les bons, de l’autre les méchants, d’un côté les pauvres, de l’autre les riches, d’un côté les travailleurs et les travailleuses, de l’autre les patrons qui n’en foutraient pas une ; et les clivages dialectiques existent à tous les niveaux. C’est ainsi que parcourant l’excellente revue « Front Populaire » j’en méditais le sous-titre : « La revue des souverainistes de droite, de gauche, d’ailleurs et de nulle part » ; en fait une revue simplement nationaliste, mais qui n’ose se présenter ainsi de crainte d’être vite assimilée à qui vous savez.

Mais prenons plutôt le socialisme dont je me suis toujours revendiqué ! Bien que les politiques, les politologues et autres médiacrates opposent régulièrement, mais vicieusement, un socialisme de gouvernement, censé représenter la gauche démocrate et respectueuse du Marché, à un autre, plus radical, aujourd’hui préempté par LFI et qualifié d’extrême, on pourrait de manière plus juste – et considérant que ce que les médias nomment « gauche de gouvernement » n’est plus qu’un centrisme assez bourgeois (je veux dire mitterrandien), déconnecté des classes populaires et proche de la droite républicaine – en revenir à la rupture qui s’est opérée dans la classe ouvrière lors de la Première Internationale. Et en rappelant déjà que si cette Association Internationale des Travailleurs n’a pas inventé le socialisme, dont les traditions la précédaient, c’est quand même le mouvement ouvrier qui l’a structuré et développé, avant que le socialisme devenu idéologie abandonne et ses enfants et ses pères.

Dès ce congrès fondateur du 28 septembre 1864 au St Martin’s Hall de Londres, trois courants que l’on qualifiera, par souci de simplification, de socialistes, se sont confrontés : l’anglais, défendant un capitalisme réformiste et la grève comme moyen de pression pour obtenir les réformes nécessaires à l’amélioration des conditions d’existence des ouvriers, le français, proudhonien, défendant comme alternative au capitalisme un fédéralisme coopératif et réclamant un égal accès au crédit (voire le crédit gratuit pour les coopératives ouvrières), et puis les communistes anticapitalistes et collectivistes, alors implantés en Allemagne, en Suisse, à Londres. Cette Première Internationale vagissante était donc très disparate, mais Marx y prit rapidement l’ascendant, et dès le premier congrès à Genève en 1866. Mais si dès la fin de la décennie 60, donc très vite, on vit ce mouvement se structurer et s’implanter dans les principaux centres ouvriers européens – sauf dans la Confédération germanique où la loi l’interdisait –, elle a cristallisé aussi les divisions entre les collectivistes (principalement anglais et allemands) et les mutualistes (principalement français), avant que la Révolution française de 1870, avec la formation de la Commune de Paris, puis son écrasement par Thiers et la féroce répression qui s’en suivit, exacerbe encore l’affrontement entre centralistes et autonomistes, et conduise à la scission définitive de 1977. Les mutualistes français auront donc payé l’écrasement de la Commune et la défaite militaire de Sedan. Et rappelons aussi que l’unification allemande s’est faite à cette époque, en 1871. Le dernier congrès de la Première Internationale s’est tenu en septembre 1977, à une époque où le milieu ouvrier était éclaté : communistes centralistes, anarchistes collectivistes (Bakounine), fédéralistes associatifs, anarchistes individualistes et réfractaires à la collectivisation de la terre, réformistes… Et où croissaient les nationalismes.

Ce que je voulais donc rappeler brièvement, c’est que si cette organisation internationale et populaire, l’A.I.T., a été dès sa création le lieu d’affrontements idéologiques violents entre Marx, Proudhon, Bakounine (pour ne citer que ceux-là) – remarquons que ce sont tous des bourgeois qui parlent au nom des ouvriers –, elle a aussi permis aux sensibilités socialistes de s’exprimer, aux idées de se confronter, aux positions de se clarifier. Et aux rapports de force de pousser au bout leur logique, à une époque qui est celle, à la fois de l’émergence d’une internationalisation des luttes ouvrières, de la montée des nationalismes et des dynamiques impériales et coloniales. Mais ces conceptions du socialisme demeurent, ainsi que les fractures d’alors  :   principalement celle, radicale et consommée, entre un socialisme collectiviste et étatique, et un autre libertaire et autonome ; cela mettant en lumières deux conceptions de la liberté : côté marxiste, l’accent mis sur des libertés publiques de plus en plus théoriques et le rôle central de l’État régulateur, ou du Parti comme gardien de la morale politique, et surtout la négation de l’individu, effacé devant le groupe constitué, la nation, le Peuple, la classe ouvrière ; de l’autre côté, libertaire, on s’en est tenu aux libertés individuelles en privilégiant la décentralisation, le localisme, l’individu – l’individualisme étant vécu comme une valeur – et en dénonçant l’État, au point d’envisager de s’en passer et de créer un « ordre sans l’État ». Et pour simplifier ce propos, disons que ces trois lignes matricielles ont coexisté depuis : un socialisme réformiste qui n’a pas rejeté le capitalisme, le communisme anticapitaliste dont on connait les crimes, mais qui continue à exister, voire à prospérer, et l’anarchisme qui survit dans l‘ombre et dans les marges, plombé par ce malentendu entretenu par la bourgeoisie : l’anarchie, c’est le désordre et la violence – et par certains anarchistes, reconnaissons-le. Les attentats anarchistes français contre la IIIe République ont effectivement fait beaucoup de mal à l’Anarchie et ont souvent masqué les violences de l’État.

Il y a donc bien au moins deux (trois ?) socialismes, un marxiste, collectiviste, et un autre, individualiste et libertaire ; et ce clivage est toujours opérant. Ce second socialisme, dont je me revendique, est celui de George Orwell en Angleterre, d’ Hannah Arendt outre-Atlantique, de Camus en France. Ce n’est pas rien. Ce n’est aujourd’hui ni celui du Parti Socialisme français qui n’a plus de socialisme que le nom dévoyé, ni celui de La France Insoumise qui n’a jamais rompu avec le collectivisme d’État et une idéologie totalitaire qui lui permet de bien vivre sa relation avec les khmers verts ou le wokisme religieux, ou encore les indigénistes et autres racialistes.

Je suis depuis toujours, comme Orwell et Camus, mais à un niveau bien plus modeste, un militant anarchiste, mais tout n’est pas dit dans cette confession. Car il y a encore deux types d’anarchisme, l’un prône la violence, la lutte armée, le contact viril avec les forces de police et les institutions capitalistes, et l’autre est radicalement non violent. Le premier type a produit sur la scène politique internationale les Black Blocs qui mènent une guérilla violente contre le capitalisme et les institutions internationales de régulation. On sait que ce mouvement existe depuis les années 80 et a été très médiatisé depuis la fin des années 90 (contre-sommet de l’OMC à Seattle en 99, manifestations contre les G8 à Gênes en juillet 2001, etc.) Et en France, ils sont probablement responsables, en partie du moins, de l’échec du mouvement des Gilets jaunes, relativement discrédités par la violence. Et on ne doit pas sous-estimer ce clivage interne au mouvement anarchiste, entre les promoteurs de la violence politique avec comme figure historique Bakounine, et les non-violents représentés par son ami Élisée Reclus. Et c’est à cette seconde ligne, résolument non violente, que je me rattache, avec comme autre figure symbolique de la désobéissance non violente, le Mahatma Gandhi – mais je pourrai aussi citer l’américain Thoreau.

Mais si l’on veut pousser encore plus loin cette analyse, après avoir évoqué deux socialismes historiques incompatibles, deux formes d’anarchisme inconciliables, je terminerais par un autre clivage, mais moins tranché. Il me semble qu’existe un anarchisme libre penseur, donc incroyant au sens où je l’entends – citons La Boétie –, et un anarchisme chrétien ou du moins mystique, celui de Léon Tolstoï, et peut-être, mais il faudrait pousser plus loin cette analyse, de Simone Weil. Mais cette dernière, morte trop jeune, n’a pas suffisamment écrit pour développer sa pensée.

Et enfin, mais je manque et de temps et de place et sans doute de références précises, je veux néanmoins rajouter comme on prend date pour y revenir, que le colonialisme, qui a toujours eu une dimension esclavagiste, fut aussi un clivage important parmi ceux que j’englobe sous le terme de socialistes. Le colonialisme, qui se justifie par la croyance en des races supérieures à d’autres, est un système d’exploitation et d’asservissement. Tout un courant socialiste a accepté et favorisé le colonialisme européen – qui ne fut évidemment, historiquement, ni le seul ni le premier. Les anarchistes, non… Je pense très précisément à la position de Reclus sur ce point, ou aux positions de Camus pendant la guerre d’Algérie.

Il y a donc bien tout un courant anarchiste, individualiste et libertaire, qui accepte aujourd’hui à contrecœur l’idée que l’État soit un mal nécessaire, qui refuse le désordre et est radicalement non-violent, et veut travailler à une réforme profonde de l’État, à l’évolution radicale des sociétés, avec comme axe unique, la liberté individuelle, et comme moyen d’y arriver, la démocratie la plus directe, la plus horizontale possible. Personnellement, je n’ai pas d’autre cadre de pensée.  

L’autorité de l’État

Je lis et j’entends ce qu’on dit. Tout fout le camp, l’État n’a plus d’autorité…

C’est vrai, mais je crains qu’une augmentation de la répression, peut-être nécessaire pour endiguer une forme d’ensauvagement d’une certaine jeunesse, ne règle rien au fond. Car il faudrait déjà s’entendre sur ce qu’est l’autorité et lever ce malentendu. L’autorité n’est pas la force, mais la confiance.

Et quand, en écho à ma précédente chronique qui distinguait les approuveurs du monde et les réfractaires, on m’écrit que je suis peut-être simplement « réfractaire à l’autorité », je pourrais répondre que je ne comprends pas ce que pourrait vouloir dire « réfractaire à la confiance ». J’insiste : l’autorité d’un individu, d’une institution, c’est la confiance qu’il ou elle inspire. Ce n’est que cela ; et l’existence de cette confiance fait que lorsqu’il ou elle parle ou agit, on l’accepte « naturellement », c’est-à-dire sans vraie contrainte. 

Évidemment, inspirer de la confiance aux gens, disposer de ce crédit est une force, une force tranquille. Et l’image qui me vient n’est pas celle de Staline ou de Mao, mais celle de Gandhi face à l’Empire britannique. À plus y réfléchir, d’autres images plus personnelles affleurent, et je ne peux échapper à celle du crucifié tel que les évangiles nous la montrent en paroles et en actes.

Que l’on considère la relation d’un élève à son maître, celle d’enfants à des parents attentionnés ; si le maître, les parents ont de l’autorité, ce n’est pas parce qu’ils font preuve d’autoritarisme ou de violence, c’est qu’existe une relation de confiance qui permet à la parole « d’autorité » de porter, et que l’élève, l’enfant, s’y soumettent sans trop de contrainte et sans sentiment d’injustice. Oui, car c’est l’autre concept qui importe ici. Si l’autorité procède de la confiance, cette confiance inspirée suppose la justice. Le roturier peut ainsi accepter l’autorité du noble ou aimer son roi, s’il a confiance en lui comme gardien de la loi et des traditions, protecteur du faible et garant de la justice. Et Dieu est ainsi le symbole de l’Autorité suprême ; j’ai bien dit « Dieu » et non « l’Église ».

Et si l’État n’a plus d’autorité, c’est que les citoyens n’ont pas confiance en cet État failli qui les gère, incapable de maintenir l’ordre et de garantir la justice. Et force est de constater que beaucoup de choses ne marchent plus et qu’un profond sentiment d’injustice prévaut dans les classes populaires et moyennes : les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus disqualifiés, l’ascenseur social en panne, la loi toujours plus en plus liberticide, la bureaucratie de plus en plus technocratique et inhumaine.

Mais comme l’État a comme premier devoir de maintenir l’ordre et de protéger les biens communs et privés, et qu’il le fait mal, et ruine ainsi un peu plus la confiance qu’il devrait inspirer, il va bien falloir qu’il use aussi de la force pour rétablir son autorité, non pas vis-à-vis des casseurs, mais de la nation, en assumant ses tâches régaliennes et rétablissant ainsi un peu de de son crédit.

L’Etat s’est bureaucratisé à l’excès, est devenu obèse, dispendieux, porteur d’une idéologie contestable, plus tourné vers ses intérêts propres et ceux du Marché que vers ceux des usagers ; et osons le dire, totalitaire.

Et s’il faut oser ce mot quitte à risquer l’outrance, c’est parce qu’un système totalitaire est un système de défiance et d’injustice généralisées, et qui tourne donc le dos à tout ce qui pourrait lui permettre d’avoir la moindre autorité (confiance et justice). Et la surveillance généralisée (sur le net, dans les rues, au domicile des gens), l’appel à la délation, l’emploi de la force et de la contrainte, l’inflation normative et législative, la multiplication des policiers armés comme pour une guerre civile qui refuserait de dire son nom, la création de nouvelles prisons, l’emploi de l’armée dans l’espace public, ne ramèneront pas la confiance, donc l’autorité. Répétons-le : un système totalitaire, policier, verrouillé, est sans doute capable de ramener et de maintenir la paix en mettant en place un système de terreur ; mais il n’y gagnera rien en manière d’autorité. Croire que les présidents chinois, coréen ou russe ont beaucoup de l’autorité est une erreur. Quant à Emmanuel Macron…

Résumons : l’autorité est fiduciaire, c’est un crédit, celui de la confiance ; et s’agissant de crédibilité, l’usage de la com qui est toujours une contrefaçon, un faux-monnayage, est disqualifiant. C’est une évidence, j’en ai écrit un essai, « Étiologie d‘une décadence ». Tout usage de la com, c’est-à-dire du mensonge et de la propagande, disqualifie celui qui s’abaisse à user de telles pratiques. Mais aujourd’hui, cet usage s’est institutionnalisé, ruinant toute autorité, celle du Marché, de l’État, des partis politiques. Toute reconquête de l‘autorité, loin de passer par la force, passe donc d’abord par l’assainissement de la monnaie, pardon, de la parole, le retour à l’honnêteté intellectuelle.

Ni droite ni gauche ?

Ce clivage reste, et je reste de gauche. Mais le vrai sujet clivant est ailleurs : accepte-t-on le Système ou non ? À l’évidence, si notre président l’accepte, le promeut, le soutient, le renforce, les leaders de la France Insoumise et du Rassemblement National l’acceptent aussi, comme l’acceptent les socialistes mitterrandiens qui l’ont bétonné en créant l’U.E. ou encore les écologistes qui ne proposent que de le peindre en vert, comme on teinte une étoffe pour en masquer les taches.

  De quoi parlé-je ? Tout d’abord d’un système qui est à la fois économique et politique, depuis que la classe politique a fait alliance, voire allégeance au Marché, ce que je nomme l’attelage fatal de la Bureaucratie étatique et du Marché ; et dont la séquence coloniale, à la fin du XIXe siècle, a été la grande occasion : réinvention de l’esclavage, expropriation des indigènes, destruction et surexploitation de l’environnement – Relire Gide relatant son périple au Congo et les collusions entre les grandes compagnies concessionnaires et l’administration coloniale… La seconde occasion a été celle de la création d’une société du spectacle par une médiacratie qui est la bureaucratie du Marché.

Si l’on veut se convaincre de cette fusion des systèmes, il suffit de les écouter : ils ne nous parlent que d’économie et, quand on les interroge sur les sujets qui nous préoccupent, ils ne savent pas nous répondre sans nous parler encore et toujours d’économie, comme si la croissance du bonheur était indexée sur celle du PIB. Et comment mieux nommer ce Système qui est un système d’exploitation au sens informatique du terme, un OS, qu’en parlant de démocratie libérale ; un système qui n’est pas plus démocratique que libéral, et qui se reconnait justement à ce mésusage systématique des concepts (systématique, car il fait système). Plutôt que de donner en Occident le pouvoir au peuple et d’y construire des démocraties, on garde notre système ploutocratique et on le nomme démocratie. Plutôt que de construire un système libéral, on nomme celui que l’on privilégie libéral ou néo-libéral.

Plutôt que d’avouer que les deux principes majeurs du Système sont : dépendance et surveillance des populations, on préfère parler de confort et de sécurité des gens. C’est ainsi qu’on n’installe plus dans nos villes des caméras de surveillance, mais des caméras de sécurité. C’est ainsi qu’on justifie toute nouvelle mise sous tutelle, infantilisation des usagers par le souci de leur confort, confort des poules derrière les grillages de leur poulailler, des vaches au pré. Et je ne parle pas ici spécifiquement des services de l’État, mais de l’attelage fatal que je viens d’évoquer : car nous sommes tout autant surveillés par l’État que par le Marché, tout autant rendus dépendants par l’un que par l’autre. En fait, ils nous veulent comme des animaux de rente, nus, fragiles et dociles, de la naissance à la mort, sans rien posséder en propre, ni biens matériels ni désirs singuliers ni pensées propres, ni intimité, des enfants sous surveillance, sans vraies responsabilités et sans aucune autonomie. Donc sans liberté. Car la liberté, c’est l’autonomie, ce que j’appelle l’individualisme et qui est tout sauf un égoïsme.

 J’évoquais une absence de clivage… toutes les formations politiques que j’ai nommées et dont certaines rêvent de faire la révolution, c’est-à-dire de prendre le pouvoir par la force, acceptent ce Système, c’est-à-dire ces principes de dépendance et de surveillance des populations, le refus de la démocratie au profit d’une dictature bureaucratique et orwellienne qu’on qualifiera selon les circonstances, humanitariste ou religieuse, de contrainte climatique ou du Marché, une dictature de la raison technocratique ou du prolétariat ; mais il s’agit toujours d’idéologie, et certains en rajouteraient bien une couche. En fait, un clivage existe, mais doit être cherché ailleurs, justement entre ceux qui acceptent ce Système – appelons-les comme on veut : les approuveurs du monde, les conformistes… – et ceux qui le réprouvent, le contestent, le vomissent, le conchient. Et quitte à jouer sur les mots, à les revisiter, je distinguerai ici, pour prendre en compte la situation présente, les bourgeois et les réfractaires. J’aurais préféré revendiquer le terme d’insoumis, comme en d’autres temps je me disais mécréant, mais ces mots ont été préemptés et salis, soit en en les transformant en anathème, soit en pure formule de com, et précisément par des esprits totalitaires.