Croire

Ne parlons pas des athées…

Écoutant Éric-Emmanuel Schmitt présenter son dernier livre, « Le Défi de Jérusalem », je me disais qu’il y a une différence radicale entre celui qui croit, car il sait qu’il ne sait pas et en est donc réduit à croire, quitte à aller jusqu’à croire bien que ce soit absurde, voire parce que c’est absurde, et celui qui ne croit pas et doute, car il sait qu’il ne sait pas et ne croit donc pas et voit bien que tout cela est quand même absurde. Et de me dire que cette différence, malgré la question de la révélation, est proprement psychologique.

L’appel d’Eton Musk

Il y a deux jours, je lisais sur le site d’un journal économique français : « ChatGPT et l’IA menacent 300 millions d’emplois dans le monde, selon Goldman Sachs ».

Et je me rends compte que j’ai une innovation de retard et que je ne connaissais pas la technologie ChatGPT. C’est, si je comprends bien, un « prototype d’agent conversationnel », autrement dit un modèle de langage utilisant l’Intelligence Artificielle et capable d’apprentissage automatique. Il peut donc comprendre les contextes et les intentions de ses interlocuteurs et fournir, en temps réel, des réponses précises et pertinentes. C’est donc, si je comprends toujours ce que je lis, une « intelligence » capable de remplacer l’humain de manière pertinente et crédible dans une « relation conversationnelle », en apprenant de son interlocuteur pour mieux lui répondre, pour interagir avec lui de manière plus humaine. C’est donc de l’IA adaptée à la relation « humaine » et capable de remplacer les agents humains dans les relations quotidiennes entre les organisations et leurs usagers ; que ces organisations soient des entreprises ou des services publics.

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Trois séquences, une même frustration…

En créant ce blog, je n’avais aucune prétention à la toutologie. Oui, je n’ai appris que récemment le sens de ce terme si peu flatteur de « toutologues » appliqué à certains chroniqueurs qui savent avoir des idées sur tout et s’en faire un métier. Mon désir, c’était la philosophie, non pas de faire preuve d’érudition pour traiter de l’ontologie de ce qui est ou du sexe des anges, et se présenter à l’occasion comme spécialiste de l’histoire des concepts, mais simplement tenter de jeter un certain regard sur les choses. Et peut-être d’essayer de penser à haute voix – « la voix de l’âme », ce que d’autres ne pensent pas, ou pas comme ça. Et si je ne commente pas souvent l’actualité, c’est déjà parce que des travaux d’écriture, laborieux, me retiennent ailleurs ; en second lieu, parce que j’aime avoir un peu de recul sur ces choses que l’on voit mieux de loin. Enfin, car mon autre passion étant la politique, j’ai toujours peur de me laisser emporter par elle et de me laisser surprendre à tenir des propos politiciens comme on le ferait sur le zinc, un verre de blanc à la main. Mais là, c’en est trop… Et si je ne réagissais pas, on pourrait me taxer de cécité ou d’indifférence.

La situation est chaotique. Mais prendre la plume, ou plutôt ouvrir mon PC pour dire ça est un peu court. Quand même… jamais deux sans trois ; et il me semble que sous une nouvelle forme, on remet le couvert. Il y a eu « Nuit debout » et puis les « Gilets jaunes ». Aujourd’hui, un nouveau chaos sans nom – pas sans nom, Darmanin parle de bordélisation, et c’est assez juste. Des situations un peu différentes, et chaque fois une étincelle pour tout embraser et rappeler aux citoyens leurs frustrations : avant-hier, une loi travail contestée, hier le prix du gasoil, aujourd’hui la réforme des retraites : 2016, 2019, 2023. Mais, ce qui s’exprime dans ces trois mouvements, c’est la même frustration, la même colère, une identique convergence des luttes pour le droit de choisir son avenir et contre les décisions d’une élite hors-sol, et aux ordres de Bruxelles. C’est la « vieille » question démocratique. Si, selon la formule consacrée, la tyrannie, c‘est : « ferme ta gueule ! », la démocratie semble nous dire : « cause toujours ! ». Les gens ne sont pas représentés et les lois se font sans eux, loin d’eux, contre eux, alors que la démocratie, par définition, ce devrait être « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Où en est-on ? Le gouvernement d’une technocratie sans imagination qui considère « qu’on n’a jamais le choix », et dont notre président est un archétype caricatural ; c’est-à-dire qui considère la politique inféodée à l’économie, et le droit civil devant découler de la loi du marché.

Évidemment, en ce samedi d’écriture où je vois des voitures de police incendiées par des adeptes de l’ultra violence, je serais tenté de faire cette chronique sur cette violence, mais j’ai peur que ce ne soit que l’arbre qui cache la forêt, et que ces casseurs fassent le jeu d’Emmanuel Macron qui ne manquera pas d’instrumentaliser cette violence qu’il a contribué à provoquer. Restons donc, quitte à revenir sur ce point, sur le problème de fond, la déliquescence de notre cinquième république. Les gens veulent de la démocratie, ils vivent dans un tout autre système. Il faut le dire, on ne le dit pas assez dans les médias. Il faut appeler les choses par leur nom et c’est là où le philosophe peut se rendre utile. Je pourrai citer Montesquieu et puiser dans « L’esprit des lois », citons, pour faire plaisir à Mélenchon, Rousseau, toujours très clair – et précisément « Du contrat social » quand, au chapitre trois, il traite des différentes formes du gouvernement : « Le Souverain peut, en premier lieu, commettre le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, en sorte qu’il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On donne à cette forme de Gouvernement le nom de démocratie. Ou bien il peut resserrer le Gouvernement entre les mains d’un petit nombre, en sorte qu’il y ait plus de simples Citoyens que de magistrats, et cette forme porte le nom d’Aristocratie. Enfin il peut concentrer tout le Gouvernement dans les mains d’un magistrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir. Cette troisième forme est la plus commune, et s’appelle Monarchie ». Et Rousseau rajoute ailleurs : « les mots ne font rien aux choses, et quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c’est toujours une Aristocratie ». Et on peut d’ailleurs rappeler qu’Aristote, Montesquieu ou Rousseau – ce ne sont pas les seuls – affirmaient que les élections étaient intrinsèquement aristocratiques. Citons Montesquieu, moins prisé par Mélenchon : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix, et de celle de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie ».

Tout observateur un peu honnête voit bien que nous sommes depuis trop longtemps gouvernés par une aristocratie, dont la plus grande partie est constituée par une haute fonction publique formée à l’ENA, et que l’Assemblée – qui vota en 2005 la constitution européenne que le peuple avait refusée par référendum – ne les représente pas, ou si mal. Mais, depuis l’élection de Jupiter, plus encore son second mandat sans majorité, nous sommes passés à autre chose, à une monarchie, au sens traditionnel du terme. Rappelons qu’une monarchie, par définition, n’a nul besoin d’être de droit divin, ou héréditaire – Hugues Capet fut élu roi des Francs en juillet 987. Nous sommes bien en monarchie, au sens premier du terme (du grec mono « seul » et arkhe « pouvoir » – le pouvoir d’un seul), et les Français qui, c’est vrai, ont accepté en 1852 le Second Empire, restent très opposés à la monarchie, et se distinguent totalement, sur ce point, de nos amis britanniques. Je ne peux évidemment pas prédire l’avenir, mais la chose ne passera pas. Les Français peuvent se lasser un temps, être effrayés par trop de violence, se laisser retourner par les médias. Mais si la question démocratique n’est pas sérieusement prise en compte, les braises continueront à couver et la rue s’embrasera à nouveau, à un moment ou à un autre – en 2025, 26 ou 27 ?

Terminons pour évoquer la violence. Personnellement, je la condamne sans équivoque. On peut ne pas aimer les flics, on doit les respecter. En hiérarchisant, dans mes derniers livres, les maux de l’Occident, je citais d’abord l’érosion de nos libertés, et puis la question environnementale, puis celle de la violence, et puis, et puis… Nous vivons dans un monde de plus en plus violent : violence de l’État et du Marché – nous subissons l’une et l’autre quotidiennement –, et des citoyens entre eux. Notre monarque à l’ego boursouflé est lui aussi est d’une extrême violence. Il adore visiblement le rapport de force, convaincu qu’il saura toujours sortir vainqueur de ses confrontations avec la foule ; et cette violence alimente celle de la rue qui ne s’en trouve pas justifiée, mais trouve là des prétextes à bordéliser notre pays. Quand les gamins se chamaillent, on leur dit parfois que « c’est le plus intelligent qui doit s’arrêter le premier ». Notre monarque y est-il prêt ? prêt à dire « pouce ! », à dire comme un autre en d’autres temps : « je vous ai compris », prêt à nous promettre une refonte profonde de notre République et l’approbation « rapide » d’une nouvelle constitution par voie référendaire ?

Oui, il faudrait aller jusque-là, et la conscience alors tranquille, fort du soutien du peuple, s’attaquer aux casseurs qui n’auraient plus alors de justification à la casse. Et c’est là où je plaiderai, parmi d’autres choses, et s’agissant de la nomination des députés, d’une combinaison du vote et du sort – Sieyès l’avait proposé en son temps, puis l’oubliera rapidement, puis finira par faire la courte échelle à Bonaparte.

Libre de caractère

Le problème de l’idéologie, c’est moins de réduire la réalité à l’idée qu’on s’en fait, à ses désirs, que de construire des châteaux sur du sable, c’est-à-dire de développer des théories, justifier des doctrines, puis des projets sur des analyses fausses ou tronquées. Et quand ces constructions intellectuelles, une fois la toiture posée, montrent leur incohérence, il reste encore à affirmer comme Tertullien : « j’y crois parce que c’est absurde ». Et en politique, comme en religion, c’est un peu la même chose : un défaut d’humilité, une foi déraisonnable dans des constructions purement idéelles, pour ne pas dire idéales. Et c’est sans doute pourquoi je suis un militant de l’irréligion, non encarté, et pourquoi je défends une forme de laïcité et de démocratie, car je suis « un homme de peu de foi » ; en fait, assez fondamentalement, et pour des raisons congénitales, un incroyant. Et si j’osais tenir des propos qui dépassent ma pensée, j’affirmerais douter de Dieu et de l’homme.

Et si je ne doutais pas des hommes, je conviendrais que les lois sont inutiles et qu’on peut se passer d’État. Oui, si les hommes étaient tous vertueux, on le pourrait avantageusement. Mais, il faut s’appeler Rousseau ou Marx pour croire qu’ils le sont, l’ont été, ou peuvent le redevenir. Ou s’appeler Paul de tarse pour croire au Royaume. Là encore, ne voulant céder à aucune prétérition, je ne blasphémerai pas au point de dire qu’il faut être Dieu pour croire que son fils, aussi balaise soit-il, aurait pû racheter les hommes. Non, l’humanité est trop crasse et la beauté, l’intelligence qu’on y trouve – il y en a –, sont d’autant plus remarquables qu’elles détonnent.

En politique, il faut donc une certaine humilité, disons une forme de modestie et beaucoup de pragmatisme. L’État est un mal nécessaire – mais son enflure est une catastrophe –, et l’aristocratie est le meilleur des systèmes de gouvernement. Oui, en théorie du moins, car choisir les meilleurs d’entre nous pour gouverner, c’est mettre l’excellence au pouvoir et se donner des modèles de vertu.

Et c’est bien comme cela que les choses se sont construites. À une époque où les valeurs étaient guerrières, viriles, c’était les plus forts qui accédaient au pouvoir. C’est ainsi que les guerriers francs ont conquis la Gaule pour en constituer l’aristocratie. Installés, ils ont nommé roi le plus couillu d’entre eux. Mais leurs descendants n’ont pas forcément hérité de leur valeur, n’ont pas tous été des mâles dominants. Ils ont quand même gardé les privilèges attachés à leur nom.

Ce système idéal, idéologique, n’est évidemment plus possible. Tout d’abord, les meilleurs ne peuvent être reconnus comme tels qu’au regard des valeurs. Et si la virilité est aujourd’hui une contrevaleur, on serait bien en peine de dire qu’elles sont nos vraies valeurs. Et puis, comment pourrait-on recruter ces meilleurs ? On ne dispose d’aucune méthode, l’excellence pouvant naître partout, se développer suivant plusieurs chemins, prendre de nombreuses formes. Nous n’avons qu’une certitude, c’est que l’école, comme institution étatique, ne joue pas ce rôle, et ne peut le jouer. Nous savons aussi que l’ordre naturel des choses ne permet aux meilleurs de se faire connaître qu’en temps de crise majeure. Quant à notre système politique, s’il était capable de porter les meilleurs au pouvoir, cela se saurait. On a plutôt l’impression que le système a été spécialement construit pour écarter ces personnes au profit des plus médiocres, et des plus malins.

Reste donc la démocratie, le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres. Mais que vaut la démocratie sans démopédie ? Que vaut-elle si tout le Système vise à réduire les citoyens à des consommateurs de droit ? La classe politique est trop nombreuse, encombrante, mais nous manquons de citoyens, de gens capables de comprendre qu’on prend la mesure d’une démocratie, non pas à l’aune des droits qu’elle offre, mais des devoirs qu’elle impose. Mais peut-être aussi, à ce qu’elle est, dans une nation, à proportion inverse de sa bureaucratisation.

La question des retraites

Faute de connaître, au fond, les termes de ce débat sur les retraites, j’en reste à regretter que ce ne soit pas l’occasion de se questionner sur le travail, sa valeur, sa très forte centralité dans le système social occidental. De ce point de vue, on peut d’ailleurs relire l’excellent essai de Dominique Méda sur le travail (peut-être un peu daté). Mais sans doute faudrait-il alors, comme chaque fois que l’on prétend philosopher, passer par la case « épistémologie » pour interroger le sens de ces concepts. Au moins pour distinguer l’activité, le travail, l’emploi.

Parce que nous sommes des homo habilis, le travail est notre essence – je pense qu’Hannah Arendt ne disait pas autre chose dans « Condition de l’homme moderne », quand elle parlait de « vita activa ». Il consiste à produire des richesses ; non pas à se créer des revenus, ça, c’est le rôle de l’emploi, comme c’est celui de la rente ou des allocations. Le travail permet donc de produire des œuvres, et l’image symbolique de la femme qui accouche et dont le « travail » se fait dans la douleur et la joie, est très forte. Quelle plus belle œuvre qu’un enfant ? un livre, dit-on !

Le travail est l’essence de l’homme et sa survie en a longtemps dépendu. Il lui a permis d’améliorer son quotidien et son futur en aménagent et humanisant un environnement qui n’était pas fait pour lui – quoi qu’en pensent les chrétiens ; mais surtout parce que travailler est l’une des réponses à son désir – de jouir, et pas seulement du confort – et de sa peur des aléas de sa vie : s’aménager un refuge, semer un espace déboisé, puis récolter et conserver du grain, dans l’espoir de ne pas mourir de faim…

L’humain a donc toujours travaillé et son premier travail a été de cueillette et de chasse, et, très vite, la fabrication d’outils et d’armes pour améliorer sa productivité. Et le progrès est né du déploiement dans le temps d’une force et d’une habileté collective pour produire en abondance des biens que l’on pouvait dès lors échanger. Il travaille encore, quotidiennement, qu’il soit employé ou pas, considéré comme actif ou chômeur, rentier ou retraité. Et l’un de mes plaisirs, car travailler peut être plaisant, est de m’occuper de mon jardin. Mais il y a aussi cette association de quartier qui me donne tant de travail, mais comment s’en plaindre quand on l’a choisi ?

Le travail est de nature anthropologique ; l’emploi est une invention sociale qui a progressivement remplacé l’esclavage, humanisé l’esclavage, sans en changer vraiment la nature. Car l’emploi, c’est autre chose, une activité qui est aussi une forme de travail, mais pas toujours, car il s’agit moins de créer de la richesse que de générer des revenus pour celui qui vend son temps, sa force, ses talents, son expertise, et pour celui qui en tire de la plus-value. Mais il y a aussi des emplois qui sont sans véritable travail, sans aucune création de richesse, mais qui permettent d’obtenir ce que l’emploi offre dans nos sociétés : un revenu, un statut, un travail parfois réduit à une occupation. Et c’est pour cela que l’emploi est à ce point central dans nos sociétés matricées par le Marché, le capitalisme si l’on veut ; en fait, aujourd’hui, l’attelage funeste du Marché et de la Bureaucratie. Le Marché a eu longtemps besoin de producteurs (mal payés) et de consommateurs (mal servis), pour faire de l’argent : faire consommer aux gens ce qu’ils ont produit en confisquant l’essentiel de la plus-value pour rémunérer le capital, mais aussi l’organisation de la production et de la vente. Le Marché a donc eu besoin de nombreux salariés, ces prolétaires assez bien payés pour survivre, mais pas plus – ce qu’Adam Smith avait bien compris. Voir ce qu’il écrit dans « Recherche sur la Nature et les Causes de la Richesse des nations » : « Il faut toujours qu’un homme vive de son travail, et son salaire doit être au moins suffisant pour lui permettre de subsister. Il doit même, dans la plupart des cas, être un peu plus que suffisant ; autrement le travailleur ne pourrait élever une famille, et la race de ces ouvriers ne pourrait pas se maintenir au-delà de la première génération ».  Mais il faut aussi qu’il soit assez riche pour consommer ce qu’il produit. Ce que Ford avait aussi compris. Aujourd’hui, c’est un peu différent, la machine ayant remplacé l’ouvrier et l’IA prenant progressivement la place des employés et des cadres, le Marché n’a plus besoin que de consommateurs solvables, d’autant plus qu’il s’est orienté sur une consommation de masse. Reste donc au Marché et à l’État à soutenir absolument la consommation – quitte à réduire, en la trahissant, la politique à l’économie –, donc à préserver des sociétés d’individus dociles, à qui l’on doit assurer des revenus pour consommer et garantir la rentabilité du capital, et proposer des emplois pour préserver la paix sociale et éviter que les consommateurs deviennent des citoyens en s’engageant en politique – ce que l’État ne souhaite absolument pas, et qu’il réussit assez bien : voir les taux d’abstention aux élections. Il faut aussi leur assurer des statuts hiérarchisés permettant de ne pas désespérer les gens, et de leur faire croire que, grâce à leur travail, ils pourront changer de classe. Et pour ne pas totalement les frustrer et les porter à la violence, il faut que ces emplois, même exempts de création de richesse, aient un sens, quitte à boursoufler un discours de propagande, jouer une partition fausse sur de prétendues valeurs, pour donner du sens à ce qui n’en pas. Et même si ces emplois sont totalement improductifs, sclérosent la société, détruisent les libertés individuelles et nous font tourner le dos à ce qu’il conviendrait de nommer « progrès ». Il faut aussi, évidemment, que ces emplois offrent un statut qui permet à certains de capter des revenus sans réelles relations avec leur contribution au bien commun ou au progrès – une prétendue expertise acquise dans une institution d’élite, ayant plus de valeur que le travail fourni ou la richesse crée.

On aurait donc pu imaginer que la question des revenus des retraités soit réglée autrement, par une garantie de revenus permettant, non pas aux uns de travailler et aux autres non, mais aux uns d’avoir un emploi leur permettant de gagner plus, et aux autres de ne pas en avoir, mais de travailler selon leur goût : cultiver son jardin, écrire des livres, créer des œuvres d’art, s’occuper d’une association, créer une entreprise, faire de la politique. Et pour d’autres encore, avoir des activités qui ne soient pas vraiment du travail : jouir de la vie, s’occuper de soi, de ses parents, de ses amis, de sa communauté, prendre le temps de la contemplation ou de la réflexion.

Terminons par des banalités dans un esprit marxien : le travail libère, car il nous permet d’exister dans nos œuvres et de nous faire reconnaître par elles, et souvent de jouir de notre travail. Tout emploi, nous ramenant au statut d’employé – nous transformant en moyen pour des fins qui nous échappent –, est liberticide. Personnellement, j’ai travaillé toute ma vie et le ferai tant que j’en aurais la force. J’aurais rêvé pouvoir vivre dignement, sans jamais occuper le moindre emploi. Ma modeste extraction ne me l’a pas permis.