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La nature dégénérée par l’homme

C’est en mettant un peu d’ordre à ma bibliothèque – que je prends plaisir à réorganiser régulièrement pour y faire entrer à leur place de nouveaux textes, en essayant chaque fois, mais vainement, de me convaincre que je devrais jeter ou donner quelques livres que je ne relierai pas – que j’ouvre comme au hasard l’« Emile » de Rousseau. Je garde une forme de complicité distante avec le promeneur solidaire et rêveur qui dut se construire seul, sans véritable maître à penser, et qui reste un peu en marge des Lumières que je ne saurais pourtant imaginer sans lui. Je sais qu’il reste peu apprécié – sa vie et sa pensée trop peu novatrice, trop critique du progrès –, et que sa philosophie tient peu de place dans l’histoire des idées. Qui d’ailleurs s’en revendique aujourd’hui ? Mais je suis sensible à ses idées claires et simples sur les choses, même si on n’y trouve rien de transcendant ou de nature à nous éclairer aujourd’hui, et bien que sa philosophie reste très attachée aux préjugés de son temps. Mais son écriture est d’une sobre élégance[1], et même si ses livres sont parfois mal foutus – il l’avoue lui-même pour l’Emile – sa lecture est toujours un plaisir tonique – je veux dire source de réflexions.

Et en le feuilletant, je redécouvre la première phrase du Livre premier : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme ». Ma première réaction (sur le registre des idées simples et des préjugés du temps) est de me demander comment un philosophe peut bien écrire une telle énormité. Comment Rousseau peut-il formuler une assertion gratuite et indéfendable, et sur ces bases branlantes construire une proposition éthique ? D’ailleurs, il ne justifie pas, renvoyant le développement de la question à d’autres textes, cette idée très chrétienne de la perversion humaine. La nature serait vertueuse et l’homme pervers ; comme si l’homme n’était pas un produit de la nature …

A la réflexion, la chose mérite sans doute qu’on s’y arrête un peu pour comprendre comment peut être défendue cette idée ?

« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses. » Rousseau considère la nature parfaite (ou plus précisément bonne), mais cette nature idéalisée serait une nature sans hommes, comme un projet sans tâche ; un monde sans le mal. Mais l’homme est là, de tous temps – humains. L’homme est sur terre comme le ver dans le fruit, et sans doute comme poisson dans l’eau. Le ver ne fait-il pas partie de la nature, comme l’abeille et la guêpe pour le miel et la piqure, comme le moustique des belles nuits d’été, la limace dans mon carré de salades, et les virus qui réapparaitront avec les pluies d’automne ?

Ou bien Rousseau, philosophe déiste et proche de Spinoza[2], ne reste-t-il pas très chrétien, considérant que Dieu a créé le monde parfait, en six jours, homme et femme compris (rappelons que le nom d’Adam est construit sur la racine hébraïque de terre, car Dieu fabrique le premier homme d’un peu de terre, comme les enfants à la plage leurs châteaux de sable), et que tout prit une autre tournure avec l’incident que l’on sait ? Non seulement, par Eve, l’homme devint pécheur, mais toute la création devint peccamineuse.

Il semble nous dire ici que tout était bien avant, au début ; avant que l’homme n’ait gouté du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; avant que l’humanité première n’ait connu, en y goutant, le bien et le mal. Mais la pomme était déjà véreuse, et le serpent embusqué. Ne peut-on penser, autre vision des choses, que l’idée d’une nature parfaite n’a pas de sens (mais Rousseau ne le dit pas), quelle a été créée bonne (ce qu’il dit), impeccable, au sens premier du terme[3], mais que l’homme, nécessaire ou pas, participe, non pas de sa perfection, mais de sa complétude ? Les deux questions qui me paraissent mériter que l’on s’y arrête, si l’on veut suivre docilement ou renâcler devant la proposition rousseauiste, sont celles-ci, et elles correspondent aux deux parties de l’assertion du Livre premier : L’apparition de l’homme était-elle nécessaire ou contingente ? L’action de l’homme marque-t-elle une rupture morale dans un processus de création, dont on peut se demander s’il a connu un début, et une fin –  « Tout dégénère entre les mains de l’homme » ?

Un univers sans humanité pour le connaitre est-il envisageable ? Une chaude nuit d’été à la voute sombre percée de milliers d’éclats scintillants sans hommes pour y projeter ses doutes et ses ambitions fait-elle sens ? Que vaut la beauté, sans personne pour en jouir, ou la profondeur des sentiments, sans poète pour les exprimer ou une âme pour les ressentir. Que vaut l’univers sans passions ? Le désir et l’harmonie sont-ils des réalités humaines, strictement psychologiques ?

Le monde va comme il va depuis qu’il est ; mais sa réalité impermanente s’inscrit dans un Logos, un programme qui constitue sa vérité première et éternelle, et dont toutes les sectes philosophiques, toutes les métaphysiques religieuses, toutes les spiritualités ont tenté de rendre compte. Mais ce sont aujourd’hui les théories physiques de la matière qui sont, sur ce chemin de leur décryptage cosmogonique, les plus avancées. Ce Logos peut être formulé par un ensemble de lois ou de principes, et les sectes philosophiques, depuis l’antiquité gréco-latine, ont tenté de les poser, et de les enseigner. Et chacun, prenant appuis sur ces enseignements, ou sur ses intuitions propres pourra les reformuler dans le langage qui est le sien. Personnellement, je retiens quelques principes dont le premier est un principe de cohérence que je nomme parfois nécessité. Et cette nécessité principielle a été tôt mise en évidence sous la double forme des principes de non-contradiction et de causalité. Le second de ces principes est principe dual de désir et d’entropie ; le troisième, principe d’harmonie (moral) et le dernier, d’ironie. Et je ne m’attarderai pas aujourd’hui sur le principe d’harmonie, et sur cette idée très spinosiste que c’est aussi un principe morale, ni même sur le principe d’ironie, dont la défense demande quelques moyens

Je crois intimement, profondément, que le monde fonctionne ainsi, et que cet ensemble de principes est suffisant pour tout faire tenir debout, pour que l’univers considéré comme système, face justement système. Revenons sur la question de la nécessité d’existence de l’homme, et prenons le temps d’un détour sur ces concepts de nécessité et de contingence : la nécessité (bien clarifié par exemple chez Leibniz) est par définition ce qui ne pouvait pas ne pas advenir, car le contraire aurait emporté contradiction ; le contingent pouvant, lui, sans contradiction logique, ne pas advenir. Martin Luther va plus loin[4]. Il distingue deux concepts : la « nécessité de la conséquence » et la « nécessité du conséquent ». Car, du fait du principe de causalité, tout évènement est la conséquence nécessaire d’un ensemble de causes qui l’ont produit, mais peut ne pas être en soi nécessaire, si le non évènement était logiquement possible. Cette nécessité est une « nécessité de la conséquence », c’est-à-dire, en fait, une contingence. Si l’évènement contraire, n’était pas envisageable, en logique, c’est-à-dire conduisant à une contradiction, cette nécessité est d’un tout autre ordre, car la chose est non contingente, nécessaire : « nécessité du conséquent ». Et Luther est plus clair dans un débat théologique qui l’oppose ici à Erasme, par échange de diatribes : « Tout arrive par nécessité de la conséquence, mais pas par nécessité du conséquent »[5]. L’homme serait ainsi nécessaire, au moins comme conséquence d’une complexification croissante de la nature, mais sa probable nature contingente reste un sujet central d’une réflexion théologique que le philosophe mescréant aura du mal à trancher.

Mais revenons sur Eros et Thanatos, figures symbolique d’un second principe qui pourrait être exprimé (et l’a été) de multiples manières. Je pourrais, faute de retrouver des références plus anciennes, et pour monter que ces questions furent pensées très tôt dans l’histoire des idées, évoquer ici Héraclite, présocratique de l’école ionienne  (sixième siècle avant notre ère, 200 ans avant Aristote), penseur de l’impermanence du monde – nous sommes au cœur de notre sujet du jour –, mais surtout de l’unité des contraires[6]. Selon lui, la nuit et le jour n’étaient pas concevables, hors de leur dualité complémentaire et dialectique. Pour le dire plus simplement, on ne peut concevoir le jour sans concevoir en même temps la nuit, ou en dissociant les deux. Et je vois courir cette idée dans de nombreuses écoles. Exprimons-la autrement : Chaque chose porte en elle son contraire, car si notre réalité est phénoménale, il faut bien pour conserver certains équilibres que le monde soit tiré à hue et à dia, que les corps soient soumis simultanément à des forces d’attraction et de répulsion, et que, pour que le destin des choses s’inscrive entre un alpha et un oméga, chaque chose porte en elle un pouvoir génésique et un autre mortifère. Car il faut bien que ce qui est né meure, et qu’après une période d’expansion, notre univers retombe et s’effondre sur lui-même. Il a fallu des forces, des énergies monstrueuses, et du désir aussi, pour que du chaos émerge un ordre, un cosmos. Comme l’écrit Nietzsche[7], utilisant cette image que je retourne ainsi : « Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante ». Mais depuis la création de notre univers, il y a quelques 14 milliards d’années-lumière, le niveau de désordre du monde augmente, et l’entropie mesure ce niveau de désordre. Les choses se défont ; tout fout le camp, et ma tondeuse à gazon qui est en panne… Notre monde est donc peut-être impeccable justement parce que le ver est dans le fruit. Ce que Rousseau, et bien d’autres avant lui, appelaient la nature et qui approximativement correspond à notre planète bleue prolongée par l’espace sublunaire, doit disparaitre à terme. Cette apocalypse est de toute façon inscrite dans l’évolution prévisible de notre soleil qui se consume – sol invictus sera vaincu et renaîtra sans doute au terme d’un  cycle palingénésique[8] –, mais l’homme saura en hâter l’échéance donnant à cette fin phénoménale une dimension eschatologique, pour parfaire encore la nature. On ne pourrait donc, ni considérer la fin de notre nature et celle de l’homme comme un échec de la création, la divergence d’un ensemble de principes qui égarerait une fatalité prise en défaut ; ni considérer l’homme comme un accident malheureux. L’évolution des espèces et l’apparition de la vie biologique est probablement une conséquence nécessaire de la création de l’univers induite par le principe de cohérence. Il fallait, à l’échelle de la dimension spatio-temporelle de l’univers, que la vie apparaisse à un certain moment, quelque part, et l’apparition de l’homme était dès lors inéluctable. Il fallait donc que cet homo sapiens naisse dans les régions du globe qui étaient les plus favorables à cet avènement de l’humanité, puis qu’il croisse, qu’il chasse et se nourrisse comme d’autres espèces prédatrices. Il lui fallait coloniser des territoires de plus en plus vastes et faire payer à la nature, aux autres espèces et à ses congénères, le prix de son expansion.

Concluons sur le dernier point, car je m’effraye de la longueur de cette chronique. L’apparition de l’homme marque-t-elle une rupture dans l’évolution des espèces, que l’on puisse qualifier de dégénérescence.

A l’évidence, l’homme est un animal particulier. Aristote parle d’« animal politique ». J’aime utiliser la formule d’« animal orgueilleux », en rajoutant parfois qu’il est aussi le seul complexé par sa faiblesse, ce qui lui donne une si grande force. Disons-le simplement : Les fils d’Adam sont seuls à pouvoir défier Dieu en renversant toutes les barrières que la nature avait jugées bon de construire[9]. Ils ont la capacité à modifier leur nature profonde en bricolant leur génome. Ils ont la capacité à créer des chimères auxquelles aucun dieu n’avait rêvé, ils ont la capacité redoutable, non seulement à éradiquer leur espèce de la terre – ce qui me parait être le seul vrai programme écologiste sérieux –, mais à stériliser, ou pulvériser en poussière d’étoile notre planète, et ils ne s’en priveront pas.



[1]. Il me semble que c’est le propre du siècle.

[2]. Sur les convergences entre Rousseau et Spinoza (je sais que l’auteur de l’Emile connaissait et l’Ethique et le Traité théologico-politique), j’avoue mes limites, mais je vois bien ces parentés sur l’idée d’Etat de nature et de refus du théisme chrétien.

[3]. Pour la théologie chrétienne, le terme impeccable s’entend comme synonyme d’incapable de pécher, et donc comme antonyme de peccamineux.

[4]. Dans « Du serf arbitre ».

[5]. Ibid.

[6]. Je crois que la formule est de Marcel Conche dont les commentaires des fragments d’Héraclite sont essentiels à leur compréhension.

[7]. Ainsi parlait Zarathoustra.

[8]. Si l’on s’en tient à la métaphysique stoïcienne.

[9]. Je sais que des expressions du type « la nature avait jugé bon » sont des anthropomorphismes contestables. Je n’en suis pas dupe, et je ne les utilise que  pour faciliter la compréhension de mon propos.