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Le problème des valeurs traditionnelles : travail, famille, patrie

J’y ai longtemps cru comme à une évidence indiscutable, une chose si profondément ancrée en moi qu’elle en était devenue constitutive et n’aurait pu faire débat. Je suis en effet de ceux qui se lèvent tôt, que l’effort n’effraye pas et que le repos ennuie, de ceux qui peuvent s’investir dans la durée malgré l’âpreté de la tâche. Oui, j’ai beaucoup aimé entreprendre et réaliser, beaucoup travaillé, et parfois au-delà du raisonnable – je veux dire sans mesure, au point d’en devenir addict et de tout plier à ce besoin d’aller au bout des choses. Car il me semblait, à moi qui ne suis pas chrétien, qu’il y avait du vrai dans cette thèse que Simone Weil défendait, à savoir que les dons reçus par l’homme le prédisposaient à s’accomplir par son travail, ses œuvres. Si Dieu est le premier créateur – le premier donc le seul, car tout est engendré par son verbe injonctif – et que l’homme est son avatar, alors, il faut bien que l’homme aussi se réalise par son travail. L’art n’est-il pas la seule activité qui donne vraiment sens à sa vie et la sauve ?

Pourtant, aujourd’hui, je déclare à qui m’interroge que je déteste le travail que je considère comme une contrevaleur. Et je n’hésite pas à utiliser cet argument quand je débats de l’octroi d’un possible revenu minimal universel, même à ceux qui ne font rien de socialement utile. Car le marché a perverti le travail. Il l’a dévalué. En dépossédant l’homme de son travail pour mieux l’asservir aux besoins de la production, il a mis l’homme au rang de la machine : et ce qu’il contribue à produire, à l’obsolescence rapide, n’est qu’un futur rebu, un déchet ; et la valeur travail a été transvaluée. Car il faut bien distinguer le travail au sens premier du terme, celui auquel Simone Weil faisait référence – symboliquement, celui de la femme accouchant, ou celui de l’artiste – de ce que Camus appelait le « travail forcé », que Matthew B. Crawford conçoit comme « travail irresponsable » et que je nommerais ici « travail asservi » ou « travail de survie », et qui est le lot de chacun, sa prison, ouvriers comme cadres. Et si le Marché n’avait perverti que la valeur « travail » …

La famille semble mieux résister, mais les évolutions que l’on sait ruineront inéluctablement cette valeur naturelle. Ce n’est qu’une question de temps. Et ne confondons pas l’abandon de la valeur « famille » avec la libération des mœurs, précisément sexuelles. Il était possible de travailler à mieux intégrer les homosexuels, les transgenres, à les protéger du mépris et des atteintes à leur dignité, sans détruire la famille comme fondement des sociétés et valeur ancestrale. Mais le Marché, en commercialisant le corps et la procréation, contribue grandement à transformer cette valeur en valeur négociable, c’est-à-dire déjà dévaluée. La vie n’aurait pas de prix. Il n’empêche que la procréation devient un business comme un autre, et que ce ne sera pas sans conséquence sur la valeur « famille ».

Quant à la patrie, c’est déjà devenu pour beaucoup une contrevaleur. Mais comment s’en étonner à l’heure où les États-nations sont remis en question au prétexte qu’ils seraient fauteurs de guerre, alors que les guerres africaines sont justement causées par une absence, sur ce continent, d’États-nations ? Comment s’en étonner, à l’heure d’un néolibéralisme économique qui refuse les frontières, travaille à une mondialisation toujours plus poussée qui, en standardisant les modes de consommation, de vie, pour écouler plus largement des produits usinés par millions, redessine les cultures et banalise les consommateurs ? Le Marché méprise les États, conteste toute régulation, refuse toute entrave à sa soif inextinguible de profits ; et le nationalisme économique n’est, en occident, qu’une farce. Comment s’étonner que plus personne ne soit attaché à son pays, à sa nation ? Que va même devenir l’idée d’État, quand des sociétés privées comme Amazon, bénéficiant de fait d’une forme d’extraterritorialité acquise en étant présente partout, c’est-à-dire nulle part, fait le choix d’avoir sa propre monnaie, demain ses propres lois ?  La patrie est une valeur qui ne peut perdurer dans un monde globalisé où les hommes et les femmes cessent d’être citoyens pour devenir de simples consommateurs de produits standardisés dont la fabrication non mesurée enrichit les plus riches, mais détruit nos modes de vie, nos traditions, les meilleures comme les mauvaises, et notre environnement.

Travail, famille, patrie, je ne vois pas ce qu’il en reste. Pourtant, ringardiser ces anciennes valeurs sans autre procès me semble un peu court, en fait, d’une grande inconscience.

 

Le problème de l’Etat

Qui me lit avec un peu d’attention connaît mes partis-pris libertaires, mon attachement à la non-violence et corrélativement à ce que je nomme « désobéissance civique ». Et qui suit mes chroniques sait quelles sont mes références philosophiques essentielles : Hanna Arendt, Simone Weil, Albert Camus, Friedrich Nietzsche ; parmi tant d’autres évidemment. Sur la non-violence, c’est justement Camus qui a la plus juste position quand il déclare que la violence est « à la fois nécessaire et injustifiable ». Je comprends : « parfois nécessaire et toujours injustifiable ».

 

Ces quatre philosophes qui n’aimaient pas l’État, ce mal nécessaire, l’ont toujours condamné au nom des libertés individuelles et pour son tropisme totalitaire ; ce dernier terme n’étant nullement exagéré : il suffit pour s’en convaincre de prendre pleine conscience de la surveillance inquisitoriale permanente que l’administration exerce sur chacun de nous, nous fichant et croisant ses données comme on croise des fils pour tiser la toile d’une camisole de force ou filer la corde du garrot qui nous étrangle chaque jour un peu plus – chacun retiendra l’image qui le touche. Mais qui garde suffisamment de recul et n’est pas encore assez formaté pour s’en offusquer ? Nous sommes traités comme des animaux de rente et nous finissons par nous en satisfaire. Pour l’essentiel d’entre nous, nous nous soumettons à nos maîtres et ne demandons qu’à jouir paisiblement de ce que le système nous offre : « Panem et circenses », quand d’autres encore collaborent à cette fatale entreprise pour quelques prébendes. Et si j’utilise ici la référence à l’inquisition, c’est du fait de la dimension « ecclésiale » de l’État, et je souhaite développer ici cette thèse.

 

L’État est donc une structure ecclésiale, une « église séculière », vaguement laïque ; et c’est probablement la raison pour laquelle, militant antireligieux, je ne peux que me retrouver dans le camp des ennemis de l’État.

Tel que nous le connaissons, l’État moderne naît en France avec (et par) le Cardinal de Richelieu qui le conçoit alors, peut-être sans en avoir totalement conscience, sur le modèle de l’Église de Rome ; puis il prendra la dimension qu’on lui connaît aujourd’hui après la Révolution qui, tentant de laïciser la société, reconstruit une nouvelle religion sur le modèle de l’ancienne par une simple transposition, translation idéelle. La nouvelle religion devient celle des droits de l’homme et s’appellera bientôt humanisme. Le Peuple sera déifié afin que l’on puisse à la fois le sacraliser et le désincarner ; et l’État sera promu « vicaire du Dieu nouveau », ce qui ulcérait Nietzsche et l’amena à déclarer : « il ment froidement, et le mensonge que voici sort de sa bouche : « moi, l’État, je suis le peuple »». Et si je devais pousser encore cette démonstration du caractère ecclésial de l’État, en poussant un peu l’analogie, je dirais comme Loisy déclarait « Jésus annonçait le Royaume, c’est l’Église qui est venue », que les Lumières nous annonçaient la liberté et la fin des privilèges, et c’est l’État totalitaire qui est venu. Une structure ecclésiale au Dieu désincarné, une organisation prétendument au service d’un personnage conceptuel, « le Peuple », d’autant plus présent dans la communication politique qu’il est absent politiquement, fantôme relégué dans le paradis des concepts politiques.

 

Depuis le XVIIe siècle, les fonctionnaires forment une église aux dogmes desquels la société doit se soumettre, les petites gens comme les grands bourgeois, une église qui dit la morale et juge chacun, les rois et les roturiers, béatifiant certains, envoyant les autres au bûcher. On se souvient de la formule de Louis XIV, prononcée en 1655 : « L’état c’est moi ». Cette formule doit aussi être comprise dans ce contexte – Richelieu meurt en 1642 – d’une reprise en main par le jeune roi du pouvoir grandissant de l’administration. Aujourd’hui, la technobureaucratie en s’alliant avec le Marché a pris tout le pouvoir, au point de s’assurer le quasi-monopole des candidatures aux élections et de préempter tous les postes importants du pouvoir. Et je ne peux jamais écouter un haut fonctionnaire se prétendre grand commis de l’État, sans voir un cardinal se dire vicaire du Christ dans son diocèse, un prélat se déclarer sans complexes au service de son église. Et cette église, comme l’autre sous l’ancien régime, a maillé le territoire et en constitue le squelette ; et son clergé, petits fonctionnaires aux revenus modestes en contacts permanents avec la population, ou grands clercs vivant dans des palais, contrôle toute la vie de la nation, les corps et les âmes. Tant que ce pouvoir illégitime n’aura pas été remis en question – et ne comptons pas sur un fonctionnaire ou un produit de l’ENA pour le faire – rien ne sera possible.

Il nous reste à espérer un jour l’intervention d’un Luther, condamnant les dérives de notre République en en appelant à une vraie Réforme. Car notre république est religieuse : le Peuple est son dieu, les droits de l’homme son idéologie, l’État son Église. Une église qui prétend adorer le Peuple, mais méprise les gens, une église dont le clergé s’est laissé pervertir par le Marché et vit dans la débauche.

 

Personnellement, suivant l’exemple de mes maîtres à penser, je continuerai à me dire libertin, au sens du XVIIe siècle, moins de mœurs que de pensée, c’est-à-dire libre penseur et radicalement antireligieux. Et pour toutes ces raisons je continuerai à ne pas aimer un État dont je me méfie, un État trop loin de l’abécé de la sympathie pour ses usagers : Attention, Bienveillance et Compréhension.

Philosophie en marche

J’aurais sans doute un peu de mal à inscrire mes sympathies philosophiques dans un espace intellectuel trop étroit tant les dettes contractées ici ou là sont nombreuses. Oui, je confesse ce besoin de confronter ma pensée à plus grand que moi pour la faire progresser. Mais, même si l’exercice est difficile et que mes réponses ont pu fluctuer et fluctueront probablement encore, aujourd’hui je me risquerais à citer, sans vouloir chercher nécessairement une forme de parité, Simone Weil et Hanna Arendt, Nietzsche et Camus. Je crois leur être assez fidèle, même en revendiquant une forme de singularité, et j’entends continuer à revenir régulièrement vers eux comme on revient sur les lieux familiers de son passé. On y découvre toujours avec un peu d’étonnement quelque chose de neuf, mais sans jamais y être dépaysé.

À notre époque pervertie par la com, quand l’enseignement cherche moins à former des individus autonomes et à les sortir du troupeau qu’à leur faire acquérir des diplômes qui sont autant de trousseaux pour les mal-marier avec le Système, la philosophie est trop peu appréciée, trop sujette à malentendu, trop mal servie par l’Académie pour qu’on aime se prévaloir de sa pratique assidue. Pourtant, je veux continuer, non pas à écrire ou à jongler avec des concepts savants, voire fumeux, mais à pratiquer et à faire des expériences de nature philosophique.

 

Ce matin, devant laisser ma voiture en révision – Putain ce que c’est cher ! –, j’ai fait le choix, l’ayant donc abandonné pour un temps mécanique, de rentrer à pied : une petite heure de marche depuis la zone commerciale où se coudoient toutes les concessions – marque d’un temps façonné par une bureaucratie qui aime que les choses soient bien rangées à leur place assignée, comme dans leurs livres où, sous la forme de Plans, ils redressent la vie en la réduisent à leur capacité d’entendement et à leurs petites lois économiques. Une heure de philosophie en marche, je veux dire au pas. Et c’est au philosophe américain Matthew B. Crawford et à son « Éloge du carburateur » que je pensais, curieusement. Non pas à cause de ma voiture dont le carburateur va bien, merci ! mais par sa façon d’ancrer son travail philosophie dans une réalité sensible et quotidienne : médiater sa philosophie par une passion qui est aussi son second métier, la mécanique motocycliste, parfait équilibre entre l’activité manuelle et intellectuelle, quand les rouages et les neurones sont lubrifiés à l’huile minérale.

Je faisais donc ce chemin, mains dans les poches de mon blouson, le nez sur mes chaussures un peu avachies, mais tellement plus confortables que mes neuves, le regard sautillant comme un oiseau d’un détail à l’autre, en étonnement puéril. Les voies qui découpent la zone commerciale en l’irriguant d’un flux puant et bruyant, laissaient ici ou là, comme des mites sur une laine sale, des trous vaguement enherbés, comme si les trous avaient des trous. Et dans ces pauvres espaces mités, grands comme des timbres-poste, je devinais une vie maigre, mais réelle, un petit écosystème entomologique, somme toute assez minable, mais vivant. Au point de se demander si c’est la mort ou bien la vie qui, au bout du bout, sera la plus forte. L’homme aura tout fait pour bousiller la planète, la stériliser. Il aura déployé tous ses talents pour tuer la vie. Mais l’observation de ces insectes, aussi près des voitures et des camionnettes et de leurs pets aux vapeurs d’essence, m’a fait retrouver mon optimisme. Si la vie réussit à éradiquer l’humain, elle peut encore tout reconstruire, et profitant de son échec, ne jamais replanter dans ce nouveau paradis, d’arbres de la connaissance.

Seconde leçon, mais plutôt un rappel. La voiture qui nous permet d’aller quotidiennement du lieu clos où nous dormons à d’autres lieux clos sans avoir de contact direct avec l’extérieur nous a complètement isolés et dénaturés. Si la vitre permet de faire entrer la lumière, il empêche surtout l’homme de sortir et de se confronter au monde ; et l’écran n’est que la perversion de la vitre, car il permet, non plus d’observer une image de notre environnement, mais de nous mentir totalement sur ce qui se trouve de l’autre côté de cet aplat minéral faussement transparent. C’est un peu le mythe platonicien de la caverne, sauf que maintenant, des hommes de com produisent à l’aide de maquettes de bois et de carton, les ombres projetées sur les murs intérieurs de notre caverne. L’homme citadin a fui la nature qui l’a fait ce qu’il est. Demain, je le prédis – et dérive climatique oblige – les villes seront sous cloches afin que l’homme prétendument augmenté soit toujours confiné, c’est-à-dire réduit aux artifices de son invention. Ce confinement physique et psychologique est un problème politique majeur. Simone Weil l’évoque à sa façon sous le concept de déracinement. Et je dis un peu la même chose quand je maudis l’homme hors sol.

Je rajouterai que circuler en voiture – mais chacun le sait – ne permet plus de voir les choses à hauteur d’homme ; surtout avec l’invention des SUV et autres 4 x 4. On a pu dire que « l’homme est la mesure de toute chose ». Ce ne sera plus exactement vrai, ou du moins, l’homme qui sera la mesure des choses sera un nouvel homme dénaturé, et cet homme sera devenu incapable de « voir » la nature, de l’intérieur.

Autre leçon plus pragmatique de cette marche lente – et comment ne pas penser à ces philosophes antiques qui parcouraient le bassin méditerranéen à pied, et sans chaussures de marche ni bagages. Quelles belles occasions de philosopher, au fil des solitudes comme au gré des rencontres sur des chemins très empruntés et bien balisés. Pour parcourir ce court chemin chaotique entre la concession et mon domicile, il m’a fallu marcher sur des chaussées bitumées, passer des carrefours encombrés, traverser des ronds-points dangereux : tout un parcours conçu par des fonctionnaires qui n’ont jamais imaginé que ce parcours puisse être fait à pied. Ou comment, en rendant l’accès pédestre très malaisé, on finit par imposer la voiture… Notamment certains ronds-points où les voitures tournaient comme le manège de Jacques Tati, et où il était franchement scabreux de traverser à pied. Pourtant, ici ou là, l’herbe foulée des bas-côtés montrait que les gens passaient et avaient naturellement trouvé un chemin d’usage. Là encore, la vie semblait avoir conservé quelques droits. Mais ces chemins de traverse, hors système, non planifiés, auraient pu inciter les services de l’État à corriger les choses et à aménager ces parcours spontanés. Que nenni ! L’État, qui n’est pas au service des gens, s’en fiche.

 

C’est vrai, je n’aime pas l’État, partageant en cela, mes quatre philosophes de référence, car il n’a aucune vertu morale, se fiche de la justice et est mû par un tropisme totalitaire. Il n’a que des intérêts qui lui suffisent à guider son action et à justifier toutes ses bassesses et tous les sacrifices qu’il exige de la nation. Nietzsche le qualifie ainsi « Ce monstre froid » et Simone Wiel parle plusieurs fois du « froid métallique de l’État ». C’est la même idée, la même analyse. L’État n’est qu’une machine insensible et les « Serviteurs de l’État », particulièrement les « grands commis de l’État » ne sont que les servants de la machine, et c’est pourquoi on ne peut rien attendre d’eux d’humain.

Sérotonine

Évidemment, on peut être gêné par cette profusion de bites et de chattes, crument nommées comme telles dans un texte dont la seule axiologie semble être définie par ces deux pôles, la seule morale être celle du désir comme propédeutique et substitut à l’amour, seul vrai luxe de la condition humaine. On peut aussi, au contraire, se réjouir d’une certaine forme de crudité et parfois d’outrance chez un écrivain qui ose s’affranchir dans la forme et sur le fond d’un politiquement correct décidément si insupportable, si nauséeux. Car Houellebecq tranche sur tant d’intellectuels semi-mondains et fortement médiatisés que son héros pointe en ces termes : « les éditorialistes et les grands témoins qui défilent comme d’inutiles marionnettes européennes, les crétins succédant aux crétins, se congratulant de la pertinence et de la moralité de leurs vues ». On peut aussi être frustré d’une écriture trop sèche qui semble parfois mal tenue, quelque peu négligée, mais la forme colle ici à un récit dans lequel, décidément, on ne saurait trouver rien de positif, de réconfortant, si ce n’est un certain docteur Azote, seul personnage proprement « moral » du récit, un saint égaré en enfer. Car ce roman d’un déprimé déprime et comment ne pas penser à la formule de Cioran qui grinçait sur cet « inconvénient d’être né ».

Ce nouveau texte qui succède, je crois, à « Soumission », confirme à nouveau au moins deux choses. La première est que Houellebecq est un très grand romancier, moins par le style, assez neutre – il ne prétend d’ailleurs pas « écrire bien », mais est-ce vraiment son souci ? – que par sa capacité à construire, structurer, architecturer des récits dignes d’intérêt. La seconde est qu’il est à ma connaissance, le seul, au moins en France, à parler « juste » de notre époque et à en dire l’essentiel. Et pour cette raison, et aussi par un certain côté « naturaliste », c’est à Zola que j’ai pensé, moins à celui de « Nana » qu’à celui de « La Terre ». J’imagine bien que si, dans quelques siècles, pour peu qu’existent encore de hommes et des femmes pour s’intéresser à leur passé, des historiens interrogent précisément notre époque, l’épuisement de notre civilisation et les égarements de notre Système, alors, plus que tout autre sociologue contemporain, ils pourront avantageusement lire Houellebecq ; qui, faute de garder le moindre espoir sur notre avenir commun pose sur nous autres un regard cru sans aucune dimension polémiste ou militante, un regard de naturaliste ou d’entomologiste sur notre monde de cloportes. Dans ce roman, Il se montre à nouveau observateur déprimé, mais lucide de notre naufrage, sans en rajouter, mais sans repeindre jamais la réalité ou céder aux conventions ou au simple plaisir d’écrire pour écrire. Pourtant, ce livre salutaire, sec comme une ordonnance, à la sémiologie minimale, mais rigoureuse, ne servira à rien, mais cela, il le sait. Comme son héros, notre société marche vers la mort, inéluctablement. Pourtant, plane toujours ce regret des occasions manquées, de ce que nous aurions pu être ou faire ; autre chose. Car toujours perdurent sous la souffrance un désir d’être et sous la négativité radicale, une foi déraisonnable, impatiente, agacée ; un agacement qui montre que Houellebecq n’est pas résigné et respire encore. Il termine ainsi son récit, paradoxalement – c’est évidemment son héros qui parle, le suicide au bord des lèvres : « Je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie à ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment être, à ce point, explicite ? »

 

Relisant ces quelques lignes avant de les poster, et ma remarque sur « le politiquement correct, décidément si insupportable », je repense à cette image de la pièce enfumée, chère à Epictète ; et plus largement à la philosophie stoïcienne. Les philosophes gréco-latins avaient le souci de la pédagogie, le goût perdu du parler-clair, quitte à user d’images ou de paraboles. Ils ne cherchaient pas à paraître, à s’infatuer de beaux discours, voire de propos abscons ou d’études académiques qui n’intéressent personne, mais à marquer les esprits, à enseigner la « bonne vie ». Et les stoïciens, sans vraiment inviter au suicide, considéraient que l’on ne devait pas se plaindre et que la bonne attitude consistait à supporter la situation présente en essayant de faire ce qui était à notre portée pour qu’elle s’améliore, sans gaspiller son temps à vouloir changer ce qui ne dépendait pas de nous ; et si la situation était insupportable, physiquement ou moralement, si la pièce était trop enfumée, il convenait d’en sortir, de quitter la vie, ce que fait Aymeric dans la fable Houellebecquienne.

Et cette image est aujourd’hui assez curieusement, très pertinente. En effet, ce qui rend la vie si insupportable, c’est bien la com, le refus de dire les choses, cet enfumage que l’on nomme le politiquement correct, cette façon, très macronienne, de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Tout réformer

La civilisation occidentale va bientôt disparaître en éteignant peut-être toute vie sur terre. Une autre façon de quitter la pièce qu’elle a inconsciemment enfumée en éteignant la lumière[i]. Mais restons optimistes, d’autres civilisations pourront encore se développer et construire un monde nouveau en recyclant des débris du passé : un restant d’humanisme judéo-chrétien, quelques bribes de philosophie gréco-latine, des références artistiques aux chefs-d’œuvre de la renaissance européenne, la prévalence de l’économie de marché, que sais-je encore… Et puis, après l’extinction de la quasi-totalité des espèces vivant sur notre planète depuis quelques millions d’années, survivront quelques végétaux, la ronce et l’ortie, et les espèces animales les plus coriaces : les insectes sans doute, peut-être l’hyène ou le rat, l’homme surement et sa prétention à avoir toujours raison.

Les problèmes que nous avons inventés pour les mettre devant nous et nous condamner à terme sont non seulement globaux, mais mondiaux. C’est pourquoi un Français ne peut être totalement indifférent à l’élection de Trump, aujourd’hui bien derrière nous, pourquoi la question du Brexit qui pose aussi celle de l’échec du projet européen intéresse au-delà de notre continent, pourquoi le mouvement, ici des Gilets jaunes ou, sur l’autre rive de la méditerranée, du peuple algérien est bien notre affaire à tous. Et c’est pourquoi je chronique si souvent la situation française, sachant pouvoir intéresser au-delà de nos frontières un lecteur francophone ou francophile. Et je sais en avoir.

 

Ici donc, comme ailleurs, les gens contestent l’hypocrisie d’un système politique qui se prétend démocratique, mais qui les méprise en prenant les décisions par-dessus leurs têtes ; et dénoncent la corruption des élites. Et effectivement ces hommes et ces femmes qui font carrière sous les ors de la république sont profondément corrompus, au moins moralement, vendus au Marché.

Face à un mouvement populaire qui a pris forme et couleur, une forme que je qualifierai d’informe et une couleur qui aurait pu être rouge, mais a préféré le jaune, le pouvoir vacillant a proposé un débat puis accouchera bientôt des propositions soigneusement choisies pour pouvoir être gonflées en baudruches, sans changer quoi que ce soit ; propositions qui consisteront à donner aux plus modestes un peu d’argent comme on jette un os à un chien. Mais certaines autres faites à cette occasion resteront néanmoins dans l’espace public. J’en ai déjà fait plusieurs et qui ont toutes le même objet, inviter à une Réforme du Système ; et je veux en exposer une autre.

Comme l’avenir, par définition, appartient aux plus jeunes, les questions de l’éducation et de la formation sont fondamentales ; et force est de constater que nos enfants sont aujourd’hui formatés au Système – merci aux écrans ! –, formés pour le Marché, alors que nous devrions les aider à s’épanouir, c’est-à-dire à s’affranchir pour devenir ce qu’ils sont, souvent sans le savoir, quitte à renvoyer à l’Université le soin de leur apporter une formation plus orientée, donc plus spécialisée. Pour ce qui est de leur adolescence, on devrait concentrer leur formation, et à parts égales, entre quatre disciplines cardinales susceptibles de les « orienter » : les travaux manuels – et si j’imagine les intéresser également au jardinage et à la mécanique, c’est en pensant à deux philosophes états-uniens, Henri-David Thoreau et Matthew B. Crawford dont j’avais chroniqué ici, l’an passé, l’excellent « Éloge du carburateur »  –, aux disciplines artistiques, évidemment selon leur goût et leur sensibilité, à la philosophie dès leur plus jeune âge, afin de développer leur sens critique et de pratiquer sur eux ce que Proudhon nommait démopédie, et puis, évidemment, les mathématiques, seule vraie discipline de synthèse. Et tout le reste ne serait évoqué qu’à la marge, réservant la grosse majorité du temps d’étude et de pratique à l’éducation de la vie telle qu’il faudrait la vivre. Et si je n’inclus pas l’éducation sexuelle, bien que ce serait une occasion de rendre ici un hommage mérité à Charles Fourier, c’est pour rester « raisonnable », ne pas céder à l’idéalisme, et ne pas disqualifier totalement mes propos.

 

Sans doute cette proposition est-elle quelque peu radicale, mais c’est bien de radicalité dont nous avons besoin ; quelque peu utopiste, mais c’est bien d’utopie dont nous avons besoin ; en rupture avec le Système, mais c’est bien cette rupture qui est aujourd’hui indispensable ; en mépris de toute considération économique, mais c’est bien l’économie qui nous tue et bousille la planète, et qu’il faudra bien subordonner à nos désirs, plutôt que d’accepter qu’elle décide de ces désirs. Mais que chacun se rassure, ce type de proposition ne sera pas discutée et nous accepterons qu’une situation létale qui nous condamne à court terme, soit prétendument corrigée par des « mesures » techniques, qui n’auront d’autres fins que de permettre aux grenouilles que nous sommes de rester, coassant et coalescentes, encore et toujours dans ce chaudron où nous cuisons à petit feu et où nous acceptons de voir nos chairs et nos esprits ramollir en soupe si peu appétissante.

[i]. Il y aurait d’autres clins d’œil ou de jeux de mots à faire, et en référence au stoïcisme d’Epictète qui déclarait dans ses entretiens (au livre IV), peut-être de manière péremptoire, « Rien n’est difficile dans la vie. Quand tu le veux, tu sors et tu n’es plus gêné par la fumée », et en jouant de cette idée forte que c’est bien la com qui enfume nos sociétés et nous empêche d’espérer voir la vérité.