Archives de catégorie : Politique

Articles politiques

Chronique d’une mort annoncée

Ressortons cette image un peu puérile (illustration Willy Lambil), mais si édifiante : nos sociétés occidentales sont à l’image de ces chariots qui galopent vers un précipice où l’on sait qu’ils vont se précipiter, se pulvériser, menés à tombeau ouvert vers le gouffre par un attelage fou. Cet attelage à l’hubris dilatée, mais au regard rétréci par de larges œillères de cuir, c’est celui, médiatiquement chamarré, de la Bureaucratie et du Marché. Et aujourd’hui, ici, en France, le roulier est un jeune homme sans boussole, mais qui porte bien l’uniforme de sa fonction cochère.

Ce n’est plus qu’une question de quelques larges foulées, de quelques décennies galopantes avant la catastrophe fatale, la chute infernale dans le trou, une sorte de parousie de farce, celle de l’ange déchu tapi au fond du ravin, sous les ronciers. À moins que l’on se réveille un jour sans savoir que nous sommes déjà morts ; et nous continuerons alors à errer, comme des spectres, dans un monde sur lequel nous n’aurons plus aucune prise, dont nous ne ferons plus partie ; et je crois que certains en sont déjà là, des Malcolm Crowe qui ne peuvent plus être vus ou entendus que par un enfant doué d’un « sixième sens » (le film de Night Shyamalan). Les dégâts seront considérables, irréparables, mais cela pue déjà la chair en décomposition et le sang répandu. Et puis ces excréments rose bonbon dont la société du spectacle torche les murs entre lesquels elle nous assigne à une survie d’animal de rente… Car cet équipage infernal, incapable à cette allure de suivre une route carrossable ou d’éviter les obstacles dont il ne prend conscience qu’en les sentant rouler sous ses roues de bois cerclés de métal – l’acier froid de l’État, comme l’écrivait Simone Weil –, sème sur sa route chaotique les blessés et les morts, tous ces êtres à la chair et à l’esprit broyé, comme un ouragan vengeur sur une terre qu’il balaye.   

Chacun le sait, ou du moins le pressent et le dit avec ses mots, parfois vulgaires, toujours en deçà de la vérité : « Tout fout le camp, c’est le bordel ! l’État n’a plus d’autorité… ». Il y a de ça, les choses se défont quand les liens se dénouent, les hiérarchies s’écroulent quand on découvre que le roi est nu ; et la morale se dissout dans l’Empire du bien, comme les priorités se perdent quand on perd de vue et méprise la vie, celle des bêtes comme celle des gens. Nous sommes résolument entrés dans une ère de décivilisation, c’est-à-dire de retour progressif à un certain état de nature, la nature en moins. Et puis, on est quand même passé de l’ère de la fronde à celle de la kalachnikov. Notre civilisation, après des hauts et des bas, avait connu son acmé, son solstice de juin si l’on préfère, – oui, je préfère, allez voir dans mes livres pour mieux comprendre –, mais depuis régresse comme un vieux qui perd sa tête et retourne à l’enfance, une enfance sans le charme qui faisait de cet âge un moment de grâce, mais avec toutes les tares de ce début de vie mal réglé, une lubricité puérile, une tendance au caprice, une forme d’incontinence morale.

On peut, on doit faire l’analyse de cette chute annoncée. Et ce n‘est pas le Pape qui la fera – lisez très attentivement ses acycliques d’une médiocrité consternante –, ce n’est pas la classe politique aveuglée par ses ambitions et incapable de s’intéresser à autre chose qu’aux sondages. Notre analyse ne peut séparer, dans ce lent processus délétère aux issues fatales, les actions du Marché et de l’État qui exploitent de conserve cette masse humaine formée par tous ceux qui paient déjà au prix fort cette décomposition que les médiacrates ou autres amuseurs télévisuels minimisent où nous cachent totalement : « Elle est pas belle la vie ? » D’ailleurs, parenthèse ouverte, la confiscation de la parole politique par des énarques encartés et des médiacrates appointés par l’oligarchie, ou, pire encore, le « pantouflage » qui permet à de hauts fonctionnaires, non seulement de mettre leur réseau d’influence au service de grandes entreprises, mais aussi de faire parfois des « allers-retours » entre les services de l’État et ces grands groupes qui décident de la façon dont on doit vivre, sont des exemples caricaturaux de cette pourriture de notre système ; pourriture qui n’empêche pas les spécialistes de la novlangue de parler de notre pays comme d’une « grande démocratie ». On pourrait aussi s’étonner que l’ENA forme de hauts fonctionnaires qui serviront, suivant les mêmes méthodes et le même mépris des gens – et pas seulement les « sans dents », ou « ceux qui ne sont rien » –, les organisations publiques et privées gouvernant totalement notre quotidien. Tiens ! je viens de recevoir une lettre de « l’Assurance maladie » m’invitant à me faire vacciner de la grippe et de la COVID, et donc à participer à la croissance des profits de l’industrie du médicament. De quoi je me mêle ? Je ne suis pas assez grand pour savoir ce que j’ai à faire ? Cette infantilisation permanente ! Ras-le-bol !

Décivilisation… Somme-nous bien en train (un train d’enfer) de changer de civilisation ? Non ! Ce qui s’annonce devant nos yeux ébahis de masochistes impuissants qui en redemandent – on sort quand même de la réélection d’un président détesté –, c’est une inhumanité, ou pour le mal dire : une civilisation inhumaine, c’est-à-dire une non-civilisation, le contraire même d’une civilisation. Car une civilisation, c’est un ensemble de valeurs supérieures acceptées par tout un chacun et qui permet, en pacifiant les rapports humains, de construire, dans des cadres nationaux, des espaces de justice et de paix, organisés par des règles d’autorité qui garantissent les libertés essentielles et permettent à tous d’espérer trouver son bonheur, de s’épanouir, de devenir, selon la formule antique, ce qu’ils sont… « Devenir ce que l’on est », le devenir en le découvrant, le comprenant, l’acceptant. Un bonheur jamais garanti, aux possibilités diverses et variées, mais qui ne serait pas structurellement impossible, interdit par les injonctions fortes et contradictoires, idéologiques ou religieuses d’un système totalisant, devenant chaque jour plus totalitaire. Constater ! Toute nouvelle mesure inventée par les technocrates est une charge financière de plus pour le contribuable consommateur, une nouvelle manne pour le Marché, et une nouvelle érosion de notre liberté. Souvenons-nous comment l’État a géré la précédente crise COVID…

Nous assistons à une forme de transvaluation. Les agents de mort politique que sont le Marché et l’État, et qui devraient être au service des gens et répondre aux besoins de la société, se sont émancipés du Peuple, au point de ne plus considérer les gens que comme des moyens pour leur propre développement, avant de les considérer comme un « problème » qu’il est urgent de confiner et d’éloigner des beaux quartiers et des cercles du pouvoir. L’individu devenu sujet (de gouvernement), puis problème… Et la formule de Bertolt Brecht vaut pour le Marché « Puisque le peuple a voté contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple ». Puisqu’attendre que les consommateurs achètent et payent les biens dont ils ont besoin ne suffit plus, il faut prendre directement (prélever automatiquement, à la source) leur argent par tous les moyens possibles et en faire des contributeurs mensualisés à la croissance du PIB, en contrepartie de vagues services de plus en plus immatériels et de moins en moins contractualisés – conditions générales de vente quasi inaccessibles sur des sites labyrinthiques. Le citoyen est mort avant même que d’exister, l’homme n’est plus, le consommateur ne devenant qu’un contributeur nu devant les agents d’un système qui le saigne : une prise de sang pour l’État, une autre pour le Marché, jusqu’à l’anémie, mais en s’assurant de la survie du donneur. Et j’insiste, on ne peut considérer la moitié ou le tiers du problème. La Bureaucratie qui n’assume plus ses fonctions régaliennes (défendre, éduquer, juger, soigner, garantir les libertés), pose problème. Le Marché qui a franchi le pas entre le troc plus ou moins élaboré (mon produit contre ton argent) et aujourd’hui le vol, voire le viol de plus en plus brutal, est un problème aussi prégnant. Mais que dire de leur association de malfaiteurs ! Et que dire encore, et de quatre, de cette triste farce : ils ont complexifié le monde, de manière démente, pour nous perdre à dessein – et ces desseins, on pourrait en reparler ; et aujourd’hui, ils se prennent les pieds dans le tapis et se révèlent incapables de gérer le monstre qu’ils ont créé. J’écoutais un jeune dealer expliquer : « No futur ! Je sais bien que je finirai en tôle ou une balle dans la tête… Mais j’ai pas d’autre choix … » Le citoyen est mort, car toute action politique est vaine dans notre prétendue démocratie, et l’individu n’est plus, car, sans avenir, il est incapable de se réaliser dans un monde où les richesses produites sont captées et gaspillées par un Système de prédation.

L’homme n’est pas seulement, comme le dit Aristote, un animal politique. C’est aussi un commerçant dans tous les sens du terme. Il n’existe, comme humain, que grâce au commerce qu’il entretient avec ses congénères. Et ce commerce, d’abord affectif, rapidement intellectuel, est aussi matériel. Et si l’homme peut d’abord « être un loup pour l’homme », la civilisation, le droit civil se substituant au droit du plus fort, le troc remplaçant le vol, le mariage consenti le viol, l’homme se civilise et devient, subsumé à sa collectivité, ce qu’il est, un individu acculturé aux instincts réprimés, canalisés, sublimés.

Et l’État et le Marché sont les acteurs majeurs de cette pacification des mœurs. Montesquieu que l’on devrait enseigner dans les écoles tant sa modernité n’a pas pris une ride, explique que « le commerce guérit des préjugés destructeurs : et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces ». On devrait rajouter, en distinguant production et commerce, un commerce honnête, et non un système d‘exploitation plus ou moins esclavagiste. Oui, car le commerce favorise les relations d’échanges, donc pacifie ces relations en enseignant l’art de la négociation et la vertu de patience. Mais encore faut-il qu’il y ait des relations qui mettent des hommes en contact avec d’autres hommes, ce que la politique, si elle existait encore, pourrait aussi faire. Le marché – et c’est pourquoi je parle de transvaluation –, comme l’État, a choisi de tuer la relation en la dématérialisant partout. La dématérialisation, c’est la mort, la transformation d’une matière en fumée. Essayez un peu de dématérialiser votre voisin ! Mais prenons l’exemple de la médecine générale, car je ne saurais dire si elle est entre les mains de fonctionnaires tarifés selon des barèmes gouvernementaux et payés par des prélèvements sociaux de type fiscal, ou si ce sont encore des opérateurs privés. Dans mon enfance – c’est vrai un peu lointaine –, les médecins se déplaçaient dans les familles, nouant ainsi une relation très intime avec leurs malades et leur environnement familial et social. Plus récemment, ils ont décidé qu’ils ne se déplaceraient plus, restant dans leur bureau comme tout fonctionnaire normal, et auraient même le droit de refuser de nouveaux « clients » – le droit, pour un médecin de refuser de soigner, est donc légal, et celui de confondre « malade » et « client » ne choque plus. Aujourd’hui, nouveau progrès bluffant, ils proposent la téléconsultation, ce qui leur permet de soigner leurs malades sans même les toucher, sans poser une main rassurante sur leur épaule et sans vraiment croiser leur regard. Demain, ce sera un chatbot – appelez-moi « Doc Bill » ! –, ou bien une IA labélisée par l’OES ou l’OMS qui jouera avec-vous le docteur. Comment imaginer alors qu’un garçon de dix ans puisse encore proposer à sa petite voisine de jouer au docteur ? Tout fout le camp ! Évidemment, cette IA aura été conçue par le Marché, validée outre-Atlantique et reprise en Europe. Elle permettra au Marché et à l’État qui auront négocié leur part, de disposer d’informations très intimes sur votre état de santé, vous permettant, avant même que l’on vous annonce votre cancer par un mail rédigé par une machine, de recevoir de la pub pour votre prochain enterrement : « Soulager vos proches et respecter leur chagrin ! Confiez-nous le soin d’organiser votre décès et autorisez-nous à prélever post-mortem les frais correspondants afin de vous faciliter la mort ».     

Rappelons que la politique, c’est d’abord l’économie des relations sociales ; et que cette économie ne peut ignorer le commerce des idées et des biens, dont la dimension anthropique n’est plus à démontrer. Je prétends être anarchiste depuis mon enfance, comme une tare congénitale, une écharde dans mon corps, comme disait l’autre – et si c’était la seule ! –, mais je n’ai jamais cru que se passer de l’État était possible. Je n’ai de cesse de le dire, l’État est un mal nécessaire, comme le Marché. Il faut donc choisir quel état et quel marché on veut, et réguler, réguler, réguler, pour protéger l’individu qui n’a de valeur qu’en tant que tel, protéger ses libertés, c’est-à-dire son essence même ; réguler, non pas principalement la société, mais l’État et le Marché, et légiférer contre l’État et contre le Marché, chaque fois que leur fonctionnement entrave les libertés individuelles ou que leur développement tentaculaire et leur connivence crapuleuse menace l’humain dans ses fondamentaux.

Je termine ce « grand n’importe quoi du jour », humeur, aigreur et ressassement, par un détail anecdotique, mais révélateur, car le diable est dans les détails et le Léviathan reconnaissable par sa façon de se mouvoir. Je suis allé ce jour en ville, me suis garé avant de payer à la borne à sous. Belle illustration de cette complicité de la Bureaucratie et du Marché pour m’escroquer. Mais là n’est pas l’essentiel, le plus symbolique, ce que nous devrions ausculter au microscope de la chair de nos sociétés pour y trouver ses métastases les plus petites. Vendre un temps de stationnement sur une place donnée est une triste modernité, mais, dans un espace disputé, l’automobiliste peut considérer que c’est la loi du Marché. Avant que cette borne soit plantée dans l’asphalte du trottoir, il n’y a pas de place libre, ou si rarement. La ville qui gère cet espace qui ne lui appartient pas, car il est public, le loue prorata temporis. Et il y a encore quelques années, quand je n’avais pas consommé tout ce temps acheté et payé, qui m’appartenait donc en droit, j’en faisais don à un autre automobiliste en lui laissant mon ticket, faisant ainsi vivre une vertu citoyenne et plus largement humaine, le don. Depuis un certain temps déjà, il me faut tabuler sur l‘appareil le numéro de ma plaque automobile, afin que je ne puisse pas donner à un autre ce que j’ai acheté et payé, qui est donc mien, et permettant ainsi à la ville de revendre ce qu’elle m’a déjà vendu et qui ne lui appartient donc plus. C’est donc un vol, une transgression de la loi de ce commerce : « partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces …» Sauf que violer les saines lois du commerce, biaiser l’honnêteté de l’échange, de l’équilibre achat-vente, c’est pratiquer une forme de violence, alimenter d’un filet d’eau sale, le ruisseau qui gonflera les eaux de ce fleuve que l’on nomme « modernité », que je nomme « escroquerie civilisationnelle ». Et je me demande qui a eu le premier cette idée dégueulasse : le Marché qui conçoit ces machines ? La bureaucratie locale qui a modifié son cahier des charges ? Un élu méprisant ses administrés ? Considéré du point de vue des valeurs morales, des saines lois du commerce, c’est infect. On voit donc que ce n’est pas l’existence de systèmes de gouvernement des hommes, ou d’un marché qui pose problème. C’est bien le fait que ces organisations considèrent que faire de l‘argent justifie qu’on méprise les valeurs. Comme le dit l’autre, celui avec son écharde dans la chair, dans sa lettre à son disciple Thimotée : « la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent ». Mais le pouvoir est toujours synonyme d’argent. L’amour de l’argent pour lui-même et le pouvoir qu’il procure… Le problème, ce n’est pas l’argent ou le pouvoir, le Marché ou l’État, mais le fait de faire de l’argent « à tout prix » ou de refuser de partager ou de limiter son pouvoir. Refuser la démocratie qui consiste à plier devant une volonté populaire claire, qui implique de ne rien faire sans s’expliquer ou demander l’avis des citoyens. Faire de l’argent sans mesure avec la valeur de ce que l’on produit, avec sa contribution réelle à la chaîne de valeur, ou en provoquant par des artifices de communication des besoins stériles, ou encore en créant des pénuries artificielles, ou bien en exploitant un monopole. Il y a tant de méthodes : mentir et manipuler – la publicité ne fait rien d’autre –, pressuriser les producteurs, imposer des contrats léonins, tricher sur tout. Et l’État fait de même, impose des impôts confiscatoires et des chicaneries sans nombres, et sans être capable de protéger ses assujettis, ou de leur garantir un avenir. Vivement que le chariot verse, idéalement, et ne soit plus capable de se remettre sur ses roues, sinon, il faudra attendre la chute finale dans le ravin, et puis enterrer nos morts, et espérer reprendre une autre route, mais pas sans prendre le temps d’un vrai débat et sur nos valeurs et sur les moyens de permettre à chacun de dénoncer la moindre des entorses à ces valeurs, afin d’éliminer chaque fois qu’elles apparaissent toutes les métastases pour éviter le cancer généralisé du corps social.

Avec ou sans abaya ?

Je voulais vous parler de Sébastien Faure, ça attendra… la question de l’uniforme à l’école me fait réagir.

Notre président, qui n’en est pas à un revirement près, souhaite interdire au collège, comme au lycée, le port de l’abaya, c’est-à-dire faire simplement appliquer la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Mais cette loi n’est pas appliquée par un État qui se plaint par ailleurs de la perte de son autorité. Comment peut-on à la fois prétendre à l’autorité et ne pas faire appliquer les règles qu’on édicte ? Ça parait difficile, tous les parents le savent.

J’entendais à la télé un intellectuel que j’apprécie prétendre d’abord que l’abaya n’est pas une tenue religieuse – quelle blague ! – et rappeler que la mission de l’école n’est pas de faire la police, mais de transmettre des connaissances à une jeune population dont le niveau moyen ne cesse de décroitre, et qu’il convenait aussi de respecter les libertés individuelles, dont celles de se vêtir comme on le souhaite. Et c’est à tout cela que je voulais réagir. Et aussi en remarquant que dans le même temps des militants féministes soutenaient au Tribunal d’Aurillac, une femme inculpée pour s’être promenée seins nus.

Mais revenons à nos jeunes têtes blondes… et brunes. Je suis un partisan de l’ordre et de l’ordre républicain, et si je me prétends de gauche, anarchiste, c’est en reprenant la formule de Proudhon : « L’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir ». Mais, pour maintenir la paix publique sans laquelle il n’y a pas d’ordre, il faut de la prévention et de répression ; et du point de vue des anarchistes, beaucoup de prévention et peu de répression ; une répression qui doit, à mesure que la prévention produit ses effets, devenir inutile. Et si la répression c’est l’affaire de la police (et des juges), la prévention, c’est celle de l’Éducation nationale dont la mission comporte trois volets : l’acquisition des connaissances, l’apprentissage de la civilité et l’apprentissage de la citoyenneté. C’est donc bien à l’école d’enseigner, d’inculquer le vivre ensemble et je trouve légitime qu’un ministre de l’Education d’une nation laïque interdise dans les établissements scolaires le port d’un vêtement religieux qui favorise le communautarisme.

Maintenant, reste la question de la liberté, qui se pose bien, et à laquelle, en ma qualité d’anarchiste viscéral, je suis très sensible. Je pense que chaque individu majeur doit être libre de s’habiller comme il veut, avec deux limites. S’il signe librement un contrat qui lui impose explicitement une tenue professionnelle – chez Disney de Mickey, là un tee-shirt logotisé par la marque qui l’emploie, ailleurs un uniforme militaire, là encore un costume cravate ou une autre tenue plus neutre, il doit alors respecter son engagement contractuel. Et puis, reste le trouble à l’ordre public, le fait par exemple de refuser de porter le moindre vêtement dans l’espace public.

Quant aux gamins mineurs, ils ne peuvent prétendre à la liberté, et c’est de la responsabilité de leurs parents de leur imposer leur tenue ; mais, dans l’enceinte d’un établissement scolaire, on doit pouvoir admettre que l’autorité parentale soit déléguée pour un temps à la structure éducative. Ce qui autorise alors l’institution à imposer ou à interdire, comme c’est le cas, un uniforme, en fonction du projet éducatif qu’elle porte. On pourrait ainsi imaginer que, pour mettre les filles au niveau des garçons, cette institution interdise aux filles le port de la jupe, ou oblige tous les garçons à en porter une, pour « effacer » (presque) toute différence de genre – ça, ça va plaire aux wokistes… Mais, évidemment, l’institution est sous l’autorité du peuple qui devrait pouvoir, d’une manière ou d’une autre, trancher ce débat. Et j’ai l’impression qu’elle l’a déjà fait par voie de sondage. Et que notre président cherche vainement des questions référendaires à poser.

En marge de la politique médiatisée

L’intérêt d’un journal, c’est son confort. On se laisse porté par une idée, sans vrais soucis d’une formalisation aboutie ; on en dit quelques mots, elle nous mène ailleurs ; on la perd, on la retrouve et la reprend. Et puis, de toute façon, on ressasse beaucoup, comme si la pesanteur même de notre corps ramenait toujours sa partie supérieure et cognitive aux mêmes points de fixation.

Dans ma dernière chronique, je parlais de vertu – toute vertu est politique ou du moins possède une dimension sociale et politique. Mais aussi de libre pensée… Et dans la précédente, j’évoquais le concept d’autorité. Effectivement, c’est du ressassement obsessionnel : autorité, liberté … Et encore avant – il faut donc me suivre –, je m’interrogeais sur la pertinence du clivage politique gauche-droite.

La chose n‘est évidemment pas si binaire : d’un côté les bons, de l’autre les méchants, d’un côté les pauvres, de l’autre les riches, d’un côté les travailleurs et les travailleuses, de l’autre les patrons qui n’en foutraient pas une ; et les clivages dialectiques existent à tous les niveaux. C’est ainsi que parcourant l’excellente revue « Front Populaire » j’en méditais le sous-titre : « La revue des souverainistes de droite, de gauche, d’ailleurs et de nulle part » ; en fait une revue simplement nationaliste, mais qui n’ose se présenter ainsi de crainte d’être vite assimilée à qui vous savez.

Mais prenons plutôt le socialisme dont je me suis toujours revendiqué ! Bien que les politiques, les politologues et autres médiacrates opposent régulièrement, mais vicieusement, un socialisme de gouvernement, censé représenter la gauche démocrate et respectueuse du Marché, à un autre, plus radical, aujourd’hui préempté par LFI et qualifié d’extrême, on pourrait de manière plus juste – et considérant que ce que les médias nomment « gauche de gouvernement » n’est plus qu’un centrisme assez bourgeois (je veux dire mitterrandien), déconnecté des classes populaires et proche de la droite républicaine – en revenir à la rupture qui s’est opérée dans la classe ouvrière lors de la Première Internationale. Et en rappelant déjà que si cette Association Internationale des Travailleurs n’a pas inventé le socialisme, dont les traditions la précédaient, c’est quand même le mouvement ouvrier qui l’a structuré et développé, avant que le socialisme devenu idéologie abandonne et ses enfants et ses pères.

Dès ce congrès fondateur du 28 septembre 1864 au St Martin’s Hall de Londres, trois courants que l’on qualifiera, par souci de simplification, de socialistes, se sont confrontés : l’anglais, défendant un capitalisme réformiste et la grève comme moyen de pression pour obtenir les réformes nécessaires à l’amélioration des conditions d’existence des ouvriers, le français, proudhonien, défendant comme alternative au capitalisme un fédéralisme coopératif et réclamant un égal accès au crédit (voire le crédit gratuit pour les coopératives ouvrières), et puis les communistes anticapitalistes et collectivistes, alors implantés en Allemagne, en Suisse, à Londres. Cette Première Internationale vagissante était donc très disparate, mais Marx y prit rapidement l’ascendant, et dès le premier congrès à Genève en 1866. Mais si dès la fin de la décennie 60, donc très vite, on vit ce mouvement se structurer et s’implanter dans les principaux centres ouvriers européens – sauf dans la Confédération germanique où la loi l’interdisait –, elle a cristallisé aussi les divisions entre les collectivistes (principalement anglais et allemands) et les mutualistes (principalement français), avant que la Révolution française de 1870, avec la formation de la Commune de Paris, puis son écrasement par Thiers et la féroce répression qui s’en suivit, exacerbe encore l’affrontement entre centralistes et autonomistes, et conduise à la scission définitive de 1977. Les mutualistes français auront donc payé l’écrasement de la Commune et la défaite militaire de Sedan. Et rappelons aussi que l’unification allemande s’est faite à cette époque, en 1871. Le dernier congrès de la Première Internationale s’est tenu en septembre 1977, à une époque où le milieu ouvrier était éclaté : communistes centralistes, anarchistes collectivistes (Bakounine), fédéralistes associatifs, anarchistes individualistes et réfractaires à la collectivisation de la terre, réformistes… Et où croissaient les nationalismes.

Ce que je voulais donc rappeler brièvement, c’est que si cette organisation internationale et populaire, l’A.I.T., a été dès sa création le lieu d’affrontements idéologiques violents entre Marx, Proudhon, Bakounine (pour ne citer que ceux-là) – remarquons que ce sont tous des bourgeois qui parlent au nom des ouvriers –, elle a aussi permis aux sensibilités socialistes de s’exprimer, aux idées de se confronter, aux positions de se clarifier. Et aux rapports de force de pousser au bout leur logique, à une époque qui est celle, à la fois de l’émergence d’une internationalisation des luttes ouvrières, de la montée des nationalismes et des dynamiques impériales et coloniales. Mais ces conceptions du socialisme demeurent, ainsi que les fractures d’alors  :   principalement celle, radicale et consommée, entre un socialisme collectiviste et étatique, et un autre libertaire et autonome ; cela mettant en lumières deux conceptions de la liberté : côté marxiste, l’accent mis sur des libertés publiques de plus en plus théoriques et le rôle central de l’État régulateur, ou du Parti comme gardien de la morale politique, et surtout la négation de l’individu, effacé devant le groupe constitué, la nation, le Peuple, la classe ouvrière ; de l’autre côté, libertaire, on s’en est tenu aux libertés individuelles en privilégiant la décentralisation, le localisme, l’individu – l’individualisme étant vécu comme une valeur – et en dénonçant l’État, au point d’envisager de s’en passer et de créer un « ordre sans l’État ». Et pour simplifier ce propos, disons que ces trois lignes matricielles ont coexisté depuis : un socialisme réformiste qui n’a pas rejeté le capitalisme, le communisme anticapitaliste dont on connait les crimes, mais qui continue à exister, voire à prospérer, et l’anarchisme qui survit dans l‘ombre et dans les marges, plombé par ce malentendu entretenu par la bourgeoisie : l’anarchie, c’est le désordre et la violence – et par certains anarchistes, reconnaissons-le. Les attentats anarchistes français contre la IIIe République ont effectivement fait beaucoup de mal à l’Anarchie et ont souvent masqué les violences de l’État.

Il y a donc bien au moins deux (trois ?) socialismes, un marxiste, collectiviste, et un autre, individualiste et libertaire ; et ce clivage est toujours opérant. Ce second socialisme, dont je me revendique, est celui de George Orwell en Angleterre, d’ Hannah Arendt outre-Atlantique, de Camus en France. Ce n’est pas rien. Ce n’est aujourd’hui ni celui du Parti Socialisme français qui n’a plus de socialisme que le nom dévoyé, ni celui de La France Insoumise qui n’a jamais rompu avec le collectivisme d’État et une idéologie totalitaire qui lui permet de bien vivre sa relation avec les khmers verts ou le wokisme religieux, ou encore les indigénistes et autres racialistes.

Je suis depuis toujours, comme Orwell et Camus, mais à un niveau bien plus modeste, un militant anarchiste, mais tout n’est pas dit dans cette confession. Car il y a encore deux types d’anarchisme, l’un prône la violence, la lutte armée, le contact viril avec les forces de police et les institutions capitalistes, et l’autre est radicalement non violent. Le premier type a produit sur la scène politique internationale les Black Blocs qui mènent une guérilla violente contre le capitalisme et les institutions internationales de régulation. On sait que ce mouvement existe depuis les années 80 et a été très médiatisé depuis la fin des années 90 (contre-sommet de l’OMC à Seattle en 99, manifestations contre les G8 à Gênes en juillet 2001, etc.) Et en France, ils sont probablement responsables, en partie du moins, de l’échec du mouvement des Gilets jaunes, relativement discrédités par la violence. Et on ne doit pas sous-estimer ce clivage interne au mouvement anarchiste, entre les promoteurs de la violence politique avec comme figure historique Bakounine, et les non-violents représentés par son ami Élisée Reclus. Et c’est à cette seconde ligne, résolument non violente, que je me rattache, avec comme autre figure symbolique de la désobéissance non violente, le Mahatma Gandhi – mais je pourrai aussi citer l’américain Thoreau.

Mais si l’on veut pousser encore plus loin cette analyse, après avoir évoqué deux socialismes historiques incompatibles, deux formes d’anarchisme inconciliables, je terminerais par un autre clivage, mais moins tranché. Il me semble qu’existe un anarchisme libre penseur, donc incroyant au sens où je l’entends – citons La Boétie –, et un anarchisme chrétien ou du moins mystique, celui de Léon Tolstoï, et peut-être, mais il faudrait pousser plus loin cette analyse, de Simone Weil. Mais cette dernière, morte trop jeune, n’a pas suffisamment écrit pour développer sa pensée.

Et enfin, mais je manque et de temps et de place et sans doute de références précises, je veux néanmoins rajouter comme on prend date pour y revenir, que le colonialisme, qui a toujours eu une dimension esclavagiste, fut aussi un clivage important parmi ceux que j’englobe sous le terme de socialistes. Le colonialisme, qui se justifie par la croyance en des races supérieures à d’autres, est un système d’exploitation et d’asservissement. Tout un courant socialiste a accepté et favorisé le colonialisme européen – qui ne fut évidemment, historiquement, ni le seul ni le premier. Les anarchistes, non… Je pense très précisément à la position de Reclus sur ce point, ou aux positions de Camus pendant la guerre d’Algérie.

Il y a donc bien tout un courant anarchiste, individualiste et libertaire, qui accepte aujourd’hui à contrecœur l’idée que l’État soit un mal nécessaire, qui refuse le désordre et est radicalement non-violent, et veut travailler à une réforme profonde de l’État, à l’évolution radicale des sociétés, avec comme axe unique, la liberté individuelle, et comme moyen d’y arriver, la démocratie la plus directe, la plus horizontale possible. Personnellement, je n’ai pas d’autre cadre de pensée.  

L’autorité de l’État

Je lis et j’entends ce qu’on dit. Tout fout le camp, l’État n’a plus d’autorité…

C’est vrai, mais je crains qu’une augmentation de la répression, peut-être nécessaire pour endiguer une forme d’ensauvagement d’une certaine jeunesse, ne règle rien au fond. Car il faudrait déjà s’entendre sur ce qu’est l’autorité et lever ce malentendu. L’autorité n’est pas la force, mais la confiance.

Et quand, en écho à ma précédente chronique qui distinguait les approuveurs du monde et les réfractaires, on m’écrit que je suis peut-être simplement « réfractaire à l’autorité », je pourrais répondre que je ne comprends pas ce que pourrait vouloir dire « réfractaire à la confiance ». J’insiste : l’autorité d’un individu, d’une institution, c’est la confiance qu’il ou elle inspire. Ce n’est que cela ; et l’existence de cette confiance fait que lorsqu’il ou elle parle ou agit, on l’accepte « naturellement », c’est-à-dire sans vraie contrainte. 

Évidemment, inspirer de la confiance aux gens, disposer de ce crédit est une force, une force tranquille. Et l’image qui me vient n’est pas celle de Staline ou de Mao, mais celle de Gandhi face à l’Empire britannique. À plus y réfléchir, d’autres images plus personnelles affleurent, et je ne peux échapper à celle du crucifié tel que les évangiles nous la montrent en paroles et en actes.

Que l’on considère la relation d’un élève à son maître, celle d’enfants à des parents attentionnés ; si le maître, les parents ont de l’autorité, ce n’est pas parce qu’ils font preuve d’autoritarisme ou de violence, c’est qu’existe une relation de confiance qui permet à la parole « d’autorité » de porter, et que l’élève, l’enfant, s’y soumettent sans trop de contrainte et sans sentiment d’injustice. Oui, car c’est l’autre concept qui importe ici. Si l’autorité procède de la confiance, cette confiance inspirée suppose la justice. Le roturier peut ainsi accepter l’autorité du noble ou aimer son roi, s’il a confiance en lui comme gardien de la loi et des traditions, protecteur du faible et garant de la justice. Et Dieu est ainsi le symbole de l’Autorité suprême ; j’ai bien dit « Dieu » et non « l’Église ».

Et si l’État n’a plus d’autorité, c’est que les citoyens n’ont pas confiance en cet État failli qui les gère, incapable de maintenir l’ordre et de garantir la justice. Et force est de constater que beaucoup de choses ne marchent plus et qu’un profond sentiment d’injustice prévaut dans les classes populaires et moyennes : les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus disqualifiés, l’ascenseur social en panne, la loi toujours plus en plus liberticide, la bureaucratie de plus en plus technocratique et inhumaine.

Mais comme l’État a comme premier devoir de maintenir l’ordre et de protéger les biens communs et privés, et qu’il le fait mal, et ruine ainsi un peu plus la confiance qu’il devrait inspirer, il va bien falloir qu’il use aussi de la force pour rétablir son autorité, non pas vis-à-vis des casseurs, mais de la nation, en assumant ses tâches régaliennes et rétablissant ainsi un peu de de son crédit.

L’Etat s’est bureaucratisé à l’excès, est devenu obèse, dispendieux, porteur d’une idéologie contestable, plus tourné vers ses intérêts propres et ceux du Marché que vers ceux des usagers ; et osons le dire, totalitaire.

Et s’il faut oser ce mot quitte à risquer l’outrance, c’est parce qu’un système totalitaire est un système de défiance et d’injustice généralisées, et qui tourne donc le dos à tout ce qui pourrait lui permettre d’avoir la moindre autorité (confiance et justice). Et la surveillance généralisée (sur le net, dans les rues, au domicile des gens), l’appel à la délation, l’emploi de la force et de la contrainte, l’inflation normative et législative, la multiplication des policiers armés comme pour une guerre civile qui refuserait de dire son nom, la création de nouvelles prisons, l’emploi de l’armée dans l’espace public, ne ramèneront pas la confiance, donc l’autorité. Répétons-le : un système totalitaire, policier, verrouillé, est sans doute capable de ramener et de maintenir la paix en mettant en place un système de terreur ; mais il n’y gagnera rien en manière d’autorité. Croire que les présidents chinois, coréen ou russe ont beaucoup de l’autorité est une erreur. Quant à Emmanuel Macron…

Résumons : l’autorité est fiduciaire, c’est un crédit, celui de la confiance ; et s’agissant de crédibilité, l’usage de la com qui est toujours une contrefaçon, un faux-monnayage, est disqualifiant. C’est une évidence, j’en ai écrit un essai, « Étiologie d‘une décadence ». Tout usage de la com, c’est-à-dire du mensonge et de la propagande, disqualifie celui qui s’abaisse à user de telles pratiques. Mais aujourd’hui, cet usage s’est institutionnalisé, ruinant toute autorité, celle du Marché, de l’État, des partis politiques. Toute reconquête de l‘autorité, loin de passer par la force, passe donc d’abord par l’assainissement de la monnaie, pardon, de la parole, le retour à l’honnêteté intellectuelle.

Ni droite ni gauche ?

Ce clivage reste, et je reste de gauche. Mais le vrai sujet clivant est ailleurs : accepte-t-on le Système ou non ? À l’évidence, si notre président l’accepte, le promeut, le soutient, le renforce, les leaders de la France Insoumise et du Rassemblement National l’acceptent aussi, comme l’acceptent les socialistes mitterrandiens qui l’ont bétonné en créant l’U.E. ou encore les écologistes qui ne proposent que de le peindre en vert, comme on teinte une étoffe pour en masquer les taches.

  De quoi parlé-je ? Tout d’abord d’un système qui est à la fois économique et politique, depuis que la classe politique a fait alliance, voire allégeance au Marché, ce que je nomme l’attelage fatal de la Bureaucratie étatique et du Marché ; et dont la séquence coloniale, à la fin du XIXe siècle, a été la grande occasion : réinvention de l’esclavage, expropriation des indigènes, destruction et surexploitation de l’environnement – Relire Gide relatant son périple au Congo et les collusions entre les grandes compagnies concessionnaires et l’administration coloniale… La seconde occasion a été celle de la création d’une société du spectacle par une médiacratie qui est la bureaucratie du Marché.

Si l’on veut se convaincre de cette fusion des systèmes, il suffit de les écouter : ils ne nous parlent que d’économie et, quand on les interroge sur les sujets qui nous préoccupent, ils ne savent pas nous répondre sans nous parler encore et toujours d’économie, comme si la croissance du bonheur était indexée sur celle du PIB. Et comment mieux nommer ce Système qui est un système d’exploitation au sens informatique du terme, un OS, qu’en parlant de démocratie libérale ; un système qui n’est pas plus démocratique que libéral, et qui se reconnait justement à ce mésusage systématique des concepts (systématique, car il fait système). Plutôt que de donner en Occident le pouvoir au peuple et d’y construire des démocraties, on garde notre système ploutocratique et on le nomme démocratie. Plutôt que de construire un système libéral, on nomme celui que l’on privilégie libéral ou néo-libéral.

Plutôt que d’avouer que les deux principes majeurs du Système sont : dépendance et surveillance des populations, on préfère parler de confort et de sécurité des gens. C’est ainsi qu’on n’installe plus dans nos villes des caméras de surveillance, mais des caméras de sécurité. C’est ainsi qu’on justifie toute nouvelle mise sous tutelle, infantilisation des usagers par le souci de leur confort, confort des poules derrière les grillages de leur poulailler, des vaches au pré. Et je ne parle pas ici spécifiquement des services de l’État, mais de l’attelage fatal que je viens d’évoquer : car nous sommes tout autant surveillés par l’État que par le Marché, tout autant rendus dépendants par l’un que par l’autre. En fait, ils nous veulent comme des animaux de rente, nus, fragiles et dociles, de la naissance à la mort, sans rien posséder en propre, ni biens matériels ni désirs singuliers ni pensées propres, ni intimité, des enfants sous surveillance, sans vraies responsabilités et sans aucune autonomie. Donc sans liberté. Car la liberté, c’est l’autonomie, ce que j’appelle l’individualisme et qui est tout sauf un égoïsme.

 J’évoquais une absence de clivage… toutes les formations politiques que j’ai nommées et dont certaines rêvent de faire la révolution, c’est-à-dire de prendre le pouvoir par la force, acceptent ce Système, c’est-à-dire ces principes de dépendance et de surveillance des populations, le refus de la démocratie au profit d’une dictature bureaucratique et orwellienne qu’on qualifiera selon les circonstances, humanitariste ou religieuse, de contrainte climatique ou du Marché, une dictature de la raison technocratique ou du prolétariat ; mais il s’agit toujours d’idéologie, et certains en rajouteraient bien une couche. En fait, un clivage existe, mais doit être cherché ailleurs, justement entre ceux qui acceptent ce Système – appelons-les comme on veut : les approuveurs du monde, les conformistes… – et ceux qui le réprouvent, le contestent, le vomissent, le conchient. Et quitte à jouer sur les mots, à les revisiter, je distinguerai ici, pour prendre en compte la situation présente, les bourgeois et les réfractaires. J’aurais préféré revendiquer le terme d’insoumis, comme en d’autres temps je me disais mécréant, mais ces mots ont été préemptés et salis, soit en en les transformant en anathème, soit en pure formule de com, et précisément par des esprits totalitaires.