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Articles politiques

En marge de la politique médiatisée

L’intérêt d’un journal, c’est son confort. On se laisse porté par une idée, sans vrais soucis d’une formalisation aboutie ; on en dit quelques mots, elle nous mène ailleurs ; on la perd, on la retrouve et la reprend. Et puis, de toute façon, on ressasse beaucoup, comme si la pesanteur même de notre corps ramenait toujours sa partie supérieure et cognitive aux mêmes points de fixation.

Dans ma dernière chronique, je parlais de vertu – toute vertu est politique ou du moins possède une dimension sociale et politique. Mais aussi de libre pensée… Et dans la précédente, j’évoquais le concept d’autorité. Effectivement, c’est du ressassement obsessionnel : autorité, liberté … Et encore avant – il faut donc me suivre –, je m’interrogeais sur la pertinence du clivage politique gauche-droite.

La chose n‘est évidemment pas si binaire : d’un côté les bons, de l’autre les méchants, d’un côté les pauvres, de l’autre les riches, d’un côté les travailleurs et les travailleuses, de l’autre les patrons qui n’en foutraient pas une ; et les clivages dialectiques existent à tous les niveaux. C’est ainsi que parcourant l’excellente revue « Front Populaire » j’en méditais le sous-titre : « La revue des souverainistes de droite, de gauche, d’ailleurs et de nulle part » ; en fait une revue simplement nationaliste, mais qui n’ose se présenter ainsi de crainte d’être vite assimilée à qui vous savez.

Mais prenons plutôt le socialisme dont je me suis toujours revendiqué ! Bien que les politiques, les politologues et autres médiacrates opposent régulièrement, mais vicieusement, un socialisme de gouvernement, censé représenter la gauche démocrate et respectueuse du Marché, à un autre, plus radical, aujourd’hui préempté par LFI et qualifié d’extrême, on pourrait de manière plus juste – et considérant que ce que les médias nomment « gauche de gouvernement » n’est plus qu’un centrisme assez bourgeois (je veux dire mitterrandien), déconnecté des classes populaires et proche de la droite républicaine – en revenir à la rupture qui s’est opérée dans la classe ouvrière lors de la Première Internationale. Et en rappelant déjà que si cette Association Internationale des Travailleurs n’a pas inventé le socialisme, dont les traditions la précédaient, c’est quand même le mouvement ouvrier qui l’a structuré et développé, avant que le socialisme devenu idéologie abandonne et ses enfants et ses pères.

Dès ce congrès fondateur du 28 septembre 1864 au St Martin’s Hall de Londres, trois courants que l’on qualifiera, par souci de simplification, de socialistes, se sont confrontés : l’anglais, défendant un capitalisme réformiste et la grève comme moyen de pression pour obtenir les réformes nécessaires à l’amélioration des conditions d’existence des ouvriers, le français, proudhonien, défendant comme alternative au capitalisme un fédéralisme coopératif et réclamant un égal accès au crédit (voire le crédit gratuit pour les coopératives ouvrières), et puis les communistes anticapitalistes et collectivistes, alors implantés en Allemagne, en Suisse, à Londres. Cette Première Internationale vagissante était donc très disparate, mais Marx y prit rapidement l’ascendant, et dès le premier congrès à Genève en 1866. Mais si dès la fin de la décennie 60, donc très vite, on vit ce mouvement se structurer et s’implanter dans les principaux centres ouvriers européens – sauf dans la Confédération germanique où la loi l’interdisait –, elle a cristallisé aussi les divisions entre les collectivistes (principalement anglais et allemands) et les mutualistes (principalement français), avant que la Révolution française de 1870, avec la formation de la Commune de Paris, puis son écrasement par Thiers et la féroce répression qui s’en suivit, exacerbe encore l’affrontement entre centralistes et autonomistes, et conduise à la scission définitive de 1977. Les mutualistes français auront donc payé l’écrasement de la Commune et la défaite militaire de Sedan. Et rappelons aussi que l’unification allemande s’est faite à cette époque, en 1871. Le dernier congrès de la Première Internationale s’est tenu en septembre 1977, à une époque où le milieu ouvrier était éclaté : communistes centralistes, anarchistes collectivistes (Bakounine), fédéralistes associatifs, anarchistes individualistes et réfractaires à la collectivisation de la terre, réformistes… Et où croissaient les nationalismes.

Ce que je voulais donc rappeler brièvement, c’est que si cette organisation internationale et populaire, l’A.I.T., a été dès sa création le lieu d’affrontements idéologiques violents entre Marx, Proudhon, Bakounine (pour ne citer que ceux-là) – remarquons que ce sont tous des bourgeois qui parlent au nom des ouvriers –, elle a aussi permis aux sensibilités socialistes de s’exprimer, aux idées de se confronter, aux positions de se clarifier. Et aux rapports de force de pousser au bout leur logique, à une époque qui est celle, à la fois de l’émergence d’une internationalisation des luttes ouvrières, de la montée des nationalismes et des dynamiques impériales et coloniales. Mais ces conceptions du socialisme demeurent, ainsi que les fractures d’alors  :   principalement celle, radicale et consommée, entre un socialisme collectiviste et étatique, et un autre libertaire et autonome ; cela mettant en lumières deux conceptions de la liberté : côté marxiste, l’accent mis sur des libertés publiques de plus en plus théoriques et le rôle central de l’État régulateur, ou du Parti comme gardien de la morale politique, et surtout la négation de l’individu, effacé devant le groupe constitué, la nation, le Peuple, la classe ouvrière ; de l’autre côté, libertaire, on s’en est tenu aux libertés individuelles en privilégiant la décentralisation, le localisme, l’individu – l’individualisme étant vécu comme une valeur – et en dénonçant l’État, au point d’envisager de s’en passer et de créer un « ordre sans l’État ». Et pour simplifier ce propos, disons que ces trois lignes matricielles ont coexisté depuis : un socialisme réformiste qui n’a pas rejeté le capitalisme, le communisme anticapitaliste dont on connait les crimes, mais qui continue à exister, voire à prospérer, et l’anarchisme qui survit dans l‘ombre et dans les marges, plombé par ce malentendu entretenu par la bourgeoisie : l’anarchie, c’est le désordre et la violence – et par certains anarchistes, reconnaissons-le. Les attentats anarchistes français contre la IIIe République ont effectivement fait beaucoup de mal à l’Anarchie et ont souvent masqué les violences de l’État.

Il y a donc bien au moins deux (trois ?) socialismes, un marxiste, collectiviste, et un autre, individualiste et libertaire ; et ce clivage est toujours opérant. Ce second socialisme, dont je me revendique, est celui de George Orwell en Angleterre, d’ Hannah Arendt outre-Atlantique, de Camus en France. Ce n’est pas rien. Ce n’est aujourd’hui ni celui du Parti Socialisme français qui n’a plus de socialisme que le nom dévoyé, ni celui de La France Insoumise qui n’a jamais rompu avec le collectivisme d’État et une idéologie totalitaire qui lui permet de bien vivre sa relation avec les khmers verts ou le wokisme religieux, ou encore les indigénistes et autres racialistes.

Je suis depuis toujours, comme Orwell et Camus, mais à un niveau bien plus modeste, un militant anarchiste, mais tout n’est pas dit dans cette confession. Car il y a encore deux types d’anarchisme, l’un prône la violence, la lutte armée, le contact viril avec les forces de police et les institutions capitalistes, et l’autre est radicalement non violent. Le premier type a produit sur la scène politique internationale les Black Blocs qui mènent une guérilla violente contre le capitalisme et les institutions internationales de régulation. On sait que ce mouvement existe depuis les années 80 et a été très médiatisé depuis la fin des années 90 (contre-sommet de l’OMC à Seattle en 99, manifestations contre les G8 à Gênes en juillet 2001, etc.) Et en France, ils sont probablement responsables, en partie du moins, de l’échec du mouvement des Gilets jaunes, relativement discrédités par la violence. Et on ne doit pas sous-estimer ce clivage interne au mouvement anarchiste, entre les promoteurs de la violence politique avec comme figure historique Bakounine, et les non-violents représentés par son ami Élisée Reclus. Et c’est à cette seconde ligne, résolument non violente, que je me rattache, avec comme autre figure symbolique de la désobéissance non violente, le Mahatma Gandhi – mais je pourrai aussi citer l’américain Thoreau.

Mais si l’on veut pousser encore plus loin cette analyse, après avoir évoqué deux socialismes historiques incompatibles, deux formes d’anarchisme inconciliables, je terminerais par un autre clivage, mais moins tranché. Il me semble qu’existe un anarchisme libre penseur, donc incroyant au sens où je l’entends – citons La Boétie –, et un anarchisme chrétien ou du moins mystique, celui de Léon Tolstoï, et peut-être, mais il faudrait pousser plus loin cette analyse, de Simone Weil. Mais cette dernière, morte trop jeune, n’a pas suffisamment écrit pour développer sa pensée.

Et enfin, mais je manque et de temps et de place et sans doute de références précises, je veux néanmoins rajouter comme on prend date pour y revenir, que le colonialisme, qui a toujours eu une dimension esclavagiste, fut aussi un clivage important parmi ceux que j’englobe sous le terme de socialistes. Le colonialisme, qui se justifie par la croyance en des races supérieures à d’autres, est un système d’exploitation et d’asservissement. Tout un courant socialiste a accepté et favorisé le colonialisme européen – qui ne fut évidemment, historiquement, ni le seul ni le premier. Les anarchistes, non… Je pense très précisément à la position de Reclus sur ce point, ou aux positions de Camus pendant la guerre d’Algérie.

Il y a donc bien tout un courant anarchiste, individualiste et libertaire, qui accepte aujourd’hui à contrecœur l’idée que l’État soit un mal nécessaire, qui refuse le désordre et est radicalement non-violent, et veut travailler à une réforme profonde de l’État, à l’évolution radicale des sociétés, avec comme axe unique, la liberté individuelle, et comme moyen d’y arriver, la démocratie la plus directe, la plus horizontale possible. Personnellement, je n’ai pas d’autre cadre de pensée.  

L’autorité de l’État

Je lis et j’entends ce qu’on dit. Tout fout le camp, l’État n’a plus d’autorité…

C’est vrai, mais je crains qu’une augmentation de la répression, peut-être nécessaire pour endiguer une forme d’ensauvagement d’une certaine jeunesse, ne règle rien au fond. Car il faudrait déjà s’entendre sur ce qu’est l’autorité et lever ce malentendu. L’autorité n’est pas la force, mais la confiance.

Et quand, en écho à ma précédente chronique qui distinguait les approuveurs du monde et les réfractaires, on m’écrit que je suis peut-être simplement « réfractaire à l’autorité », je pourrais répondre que je ne comprends pas ce que pourrait vouloir dire « réfractaire à la confiance ». J’insiste : l’autorité d’un individu, d’une institution, c’est la confiance qu’il ou elle inspire. Ce n’est que cela ; et l’existence de cette confiance fait que lorsqu’il ou elle parle ou agit, on l’accepte « naturellement », c’est-à-dire sans vraie contrainte. 

Évidemment, inspirer de la confiance aux gens, disposer de ce crédit est une force, une force tranquille. Et l’image qui me vient n’est pas celle de Staline ou de Mao, mais celle de Gandhi face à l’Empire britannique. À plus y réfléchir, d’autres images plus personnelles affleurent, et je ne peux échapper à celle du crucifié tel que les évangiles nous la montrent en paroles et en actes.

Que l’on considère la relation d’un élève à son maître, celle d’enfants à des parents attentionnés ; si le maître, les parents ont de l’autorité, ce n’est pas parce qu’ils font preuve d’autoritarisme ou de violence, c’est qu’existe une relation de confiance qui permet à la parole « d’autorité » de porter, et que l’élève, l’enfant, s’y soumettent sans trop de contrainte et sans sentiment d’injustice. Oui, car c’est l’autre concept qui importe ici. Si l’autorité procède de la confiance, cette confiance inspirée suppose la justice. Le roturier peut ainsi accepter l’autorité du noble ou aimer son roi, s’il a confiance en lui comme gardien de la loi et des traditions, protecteur du faible et garant de la justice. Et Dieu est ainsi le symbole de l’Autorité suprême ; j’ai bien dit « Dieu » et non « l’Église ».

Et si l’État n’a plus d’autorité, c’est que les citoyens n’ont pas confiance en cet État failli qui les gère, incapable de maintenir l’ordre et de garantir la justice. Et force est de constater que beaucoup de choses ne marchent plus et qu’un profond sentiment d’injustice prévaut dans les classes populaires et moyennes : les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus disqualifiés, l’ascenseur social en panne, la loi toujours plus en plus liberticide, la bureaucratie de plus en plus technocratique et inhumaine.

Mais comme l’État a comme premier devoir de maintenir l’ordre et de protéger les biens communs et privés, et qu’il le fait mal, et ruine ainsi un peu plus la confiance qu’il devrait inspirer, il va bien falloir qu’il use aussi de la force pour rétablir son autorité, non pas vis-à-vis des casseurs, mais de la nation, en assumant ses tâches régaliennes et rétablissant ainsi un peu de de son crédit.

L’Etat s’est bureaucratisé à l’excès, est devenu obèse, dispendieux, porteur d’une idéologie contestable, plus tourné vers ses intérêts propres et ceux du Marché que vers ceux des usagers ; et osons le dire, totalitaire.

Et s’il faut oser ce mot quitte à risquer l’outrance, c’est parce qu’un système totalitaire est un système de défiance et d’injustice généralisées, et qui tourne donc le dos à tout ce qui pourrait lui permettre d’avoir la moindre autorité (confiance et justice). Et la surveillance généralisée (sur le net, dans les rues, au domicile des gens), l’appel à la délation, l’emploi de la force et de la contrainte, l’inflation normative et législative, la multiplication des policiers armés comme pour une guerre civile qui refuserait de dire son nom, la création de nouvelles prisons, l’emploi de l’armée dans l’espace public, ne ramèneront pas la confiance, donc l’autorité. Répétons-le : un système totalitaire, policier, verrouillé, est sans doute capable de ramener et de maintenir la paix en mettant en place un système de terreur ; mais il n’y gagnera rien en manière d’autorité. Croire que les présidents chinois, coréen ou russe ont beaucoup de l’autorité est une erreur. Quant à Emmanuel Macron…

Résumons : l’autorité est fiduciaire, c’est un crédit, celui de la confiance ; et s’agissant de crédibilité, l’usage de la com qui est toujours une contrefaçon, un faux-monnayage, est disqualifiant. C’est une évidence, j’en ai écrit un essai, « Étiologie d‘une décadence ». Tout usage de la com, c’est-à-dire du mensonge et de la propagande, disqualifie celui qui s’abaisse à user de telles pratiques. Mais aujourd’hui, cet usage s’est institutionnalisé, ruinant toute autorité, celle du Marché, de l’État, des partis politiques. Toute reconquête de l‘autorité, loin de passer par la force, passe donc d’abord par l’assainissement de la monnaie, pardon, de la parole, le retour à l’honnêteté intellectuelle.

Ni droite ni gauche ?

Ce clivage reste, et je reste de gauche. Mais le vrai sujet clivant est ailleurs : accepte-t-on le Système ou non ? À l’évidence, si notre président l’accepte, le promeut, le soutient, le renforce, les leaders de la France Insoumise et du Rassemblement National l’acceptent aussi, comme l’acceptent les socialistes mitterrandiens qui l’ont bétonné en créant l’U.E. ou encore les écologistes qui ne proposent que de le peindre en vert, comme on teinte une étoffe pour en masquer les taches.

  De quoi parlé-je ? Tout d’abord d’un système qui est à la fois économique et politique, depuis que la classe politique a fait alliance, voire allégeance au Marché, ce que je nomme l’attelage fatal de la Bureaucratie étatique et du Marché ; et dont la séquence coloniale, à la fin du XIXe siècle, a été la grande occasion : réinvention de l’esclavage, expropriation des indigènes, destruction et surexploitation de l’environnement – Relire Gide relatant son périple au Congo et les collusions entre les grandes compagnies concessionnaires et l’administration coloniale… La seconde occasion a été celle de la création d’une société du spectacle par une médiacratie qui est la bureaucratie du Marché.

Si l’on veut se convaincre de cette fusion des systèmes, il suffit de les écouter : ils ne nous parlent que d’économie et, quand on les interroge sur les sujets qui nous préoccupent, ils ne savent pas nous répondre sans nous parler encore et toujours d’économie, comme si la croissance du bonheur était indexée sur celle du PIB. Et comment mieux nommer ce Système qui est un système d’exploitation au sens informatique du terme, un OS, qu’en parlant de démocratie libérale ; un système qui n’est pas plus démocratique que libéral, et qui se reconnait justement à ce mésusage systématique des concepts (systématique, car il fait système). Plutôt que de donner en Occident le pouvoir au peuple et d’y construire des démocraties, on garde notre système ploutocratique et on le nomme démocratie. Plutôt que de construire un système libéral, on nomme celui que l’on privilégie libéral ou néo-libéral.

Plutôt que d’avouer que les deux principes majeurs du Système sont : dépendance et surveillance des populations, on préfère parler de confort et de sécurité des gens. C’est ainsi qu’on n’installe plus dans nos villes des caméras de surveillance, mais des caméras de sécurité. C’est ainsi qu’on justifie toute nouvelle mise sous tutelle, infantilisation des usagers par le souci de leur confort, confort des poules derrière les grillages de leur poulailler, des vaches au pré. Et je ne parle pas ici spécifiquement des services de l’État, mais de l’attelage fatal que je viens d’évoquer : car nous sommes tout autant surveillés par l’État que par le Marché, tout autant rendus dépendants par l’un que par l’autre. En fait, ils nous veulent comme des animaux de rente, nus, fragiles et dociles, de la naissance à la mort, sans rien posséder en propre, ni biens matériels ni désirs singuliers ni pensées propres, ni intimité, des enfants sous surveillance, sans vraies responsabilités et sans aucune autonomie. Donc sans liberté. Car la liberté, c’est l’autonomie, ce que j’appelle l’individualisme et qui est tout sauf un égoïsme.

 J’évoquais une absence de clivage… toutes les formations politiques que j’ai nommées et dont certaines rêvent de faire la révolution, c’est-à-dire de prendre le pouvoir par la force, acceptent ce Système, c’est-à-dire ces principes de dépendance et de surveillance des populations, le refus de la démocratie au profit d’une dictature bureaucratique et orwellienne qu’on qualifiera selon les circonstances, humanitariste ou religieuse, de contrainte climatique ou du Marché, une dictature de la raison technocratique ou du prolétariat ; mais il s’agit toujours d’idéologie, et certains en rajouteraient bien une couche. En fait, un clivage existe, mais doit être cherché ailleurs, justement entre ceux qui acceptent ce Système – appelons-les comme on veut : les approuveurs du monde, les conformistes… – et ceux qui le réprouvent, le contestent, le vomissent, le conchient. Et quitte à jouer sur les mots, à les revisiter, je distinguerai ici, pour prendre en compte la situation présente, les bourgeois et les réfractaires. J’aurais préféré revendiquer le terme d’insoumis, comme en d’autres temps je me disais mécréant, mais ces mots ont été préemptés et salis, soit en en les transformant en anathème, soit en pure formule de com, et précisément par des esprits totalitaires.

Foutu progrès !

Conservateur ou progressiste ? Question plus sotte qu’embarrassante… En fait, l’innovation n’a d’intérêt que si elle apporte un vrai progrès, si les outils qu’elle forge et met à la disposition des gens impactent positivement leur vie, protège l’environnement, se mesure positivement sur le plan moral. Et sans leur faire payer tout cela trop cher. Et c’est de moins en moins le cas, et pour une raison simple : si le Marché innove, c’est pour garantir ou augmenter ses bénéfices, si l’État fait de même – et de manière de plus en plus violente –, c’est pour garantir ou augmenter sa maitrise de ses administrés ; et si les gens y trouvent parfois leur compte – toute nouvelle technologie ou norme n’est pas nécessairement mauvaise –, ce n’est qu’accessoirement.  

Et le marqueur le plus pertinent est constitué par l’évolution de nos libertés qui, je veux bien l’avouer, m’obsède. Et je veux associer ici deux concepts, indissociables à défaut d’être totalement superposables, liberté et individualisme. Et c‘est pourquoi je fais ce choix de vous rebattre les oreilles de ce constat d’un « progrès » liberticide, mais pour éclairer cette question différemment… d’une lumière vespérale.

En fait de progrès, nous « régressons progressivement », si l’on peut dire ; et si la liberté et l’individualisme s’étaient longtemps développés en Occident au point d’en devenir des valeurs de référence – ce combat étant celui, double, de la démocratie et de la laïcité contre les totalitarismes idéologiques et religieux –, pour atteindre une acmé pourtant médiocre au milieu du XIXe siècle, depuis, il y a eu un retour des totalitarismes et une dissolution progressive de ces valeurs… accélérée à la fin des trente glorieuses.

Au moment où la laïcité est remise en cause par un islam conquérant, où la démocratie s’est embourbée dans le bureaucratisme (le gouvernement du peuple par les fonctionnaires et au profit de l’État) , les libertés individuelles ont été abandonnées au profit de très vagues libertés politiques (la liberté de choisir quel haut fonctionnaire nous imposera sa vision technocratique du monde), et les intérêts particuliers sacrifiés pour un intérêt général, qui est si général qu’il a cessé d’être intéressant.

Quant à l’individualisme, il a disparu dans une société massifiée et normée qui l’a dilué dans un conformisme tribal ou communautaire, parfois idéologique. Et à la vision économique d’un monde global, terrain de jeu d’un Marché transnational, répond une vision normalisatrice et totalisante de la politique, qui a déjà commencé à sombrer dans le totalitarisme bureaucratique.

Pourtant, on entend de la gueule de ceux qui ont l’impudeur de le dire, ces chiens de garde du pouvoir, mi-dogues mi-bichons frisés, que nos libertés augmenteraient et que notre problème serait d’être collectivement trop individualistes. Mensonges !

Nos sociétés occidentales sont embourgeoisées, c’est-à-dire massifiées et normées ; et accros à la consolation. Elles sont de plus en plus jouisseuses et égoïstes, car consuméristes, de moins en moins individualistes. Rappelons, quitte à lasser, que l’individualisme est une autodétermination, et que ce n’est ni du nombrilisme ni de l’égoïsme. Qui a encore l’envie ou la volonté de se déterminer par lui-même et d’échapper aux injonctions religieuses et aux ordres du Parti, au politiquement correcte, à la mode et à la fausse transgression promue par la com ? Le Système bicéphale (État-Marché), servi par la publicité, use de tous les moyens pour nous émasculer, nous empêcher de penser par nous-mêmes, pour nous empêcher de nous déterminer suivant nos propres valeurs, de devenir ce que nous sommes.

Je termine en évoquant l’un de ces derniers moyens d’émasculation : l’instrumentalisation de la légitime et nécessaire protection de l’environnement. Loin de l’écologiste radical que je suis le désir de nier l’effondrement, depuis un demi-siècle, de la biodiversité, ou la nécessité de réformes radicales de nos modes de consommation. Mais comment ne pas voir dans la communication du système qui l’axe sur la dérive climatique, une volonté d’effrayer, de culpabiliser, et de faire accepter aux gens l’inéluctabilité de la perte de leurs dernières libertés, pour le bien de l’humanité et de la planète ; et l’obligation « morale » qui leur est faite de vivre dans des cités panoptiques, en stabulation, comme ailleurs des poules ou des porcs confinés dans des petits espaces clos hygiénisés à fortes doses d‘antibiotiques, et gouvernés par des élites protégées, endogamiques, et demain transgéniques ? Et la séquence COVID a été révélatrice.

Mais sans s’attaquer aux vraies causes de la destruction de la planète : notre idéologie économiste et juridique, la croissance comme fin en soi, et notamment celle de la population, le consumérisme, le bureaucratisme, le poids de la publicité. Tout un système d’exploitation, un OS fatal.

Et j’y reviens

Notre pays est malade, l’État est failli et notre personnel politique en est directement responsable. Et je ne saurais dater le début de la fin : probablement à la fin des Trente glorieuses, quelque part dans les années 80. Et les deux partis politiques ayant alternativement géré le pays, les prétendus Républicains et les prétendus Socialistes, ont une responsabilité écrasante dans ce fiasco, et plutôt que d’ériger des statues à leurs leaders, ou de donner leurs noms à des lieux publics, on ferait mieux de faire jouer notre droit d’inventaire. Comment, par exemple, peut-on défendre François Mitterrand ou Jacques Chirac, le premier ayant trahi Jaurès, le second de Gaulle, et les deux la France ?

Oui, ils ont une écrasante responsabilité dans les violences que nous connaissons aujourd’hui. Le cas d’NTM, ou plutôt de Jack Lang, est assez emblématique et caricatural pour que j’y revienne. Joeystarr et Kool Shen créent leur groupe de rap en Seine-Saint-Denis dans les années 80, génération Mitterrand. Ils vont connaitre un certain succès auprès des jeunes de banlieue, et Jack Lang ne tarira pas d’éloges sur ce groupe de « rebelles » qui le fascine, au point d’en dire n’importe quoi. Mais quel était le message à la jeunesse de ce groupe qui avait choisi de se nommer « Nique Ta Mère », avant d’euphémiser leur message en NTM ? Remarquons déjà qu’il ne s’agissait pas de Nique ton père ! car la figure de l’autorité que les jeunes étaient invités à contester, c’était bien la mère, une mère souvent seule à élever ses garçons. Oui, le message était clair : Nique ta mère ! c’est-à-dire « envoie-la paître et fais ce que tu veux… sors quand tu veux, traînes avec qui tu veux dans ta banlieue, et si elle te le reproche, réponds-lui d’aller se faire voir. C’est cette invite, explicite, que Jack Lang, proche de François Mitterrand, ministre qui se proposait de devenir le patron d’un grand « ministère de l’intelligence » et qui, à son poste, aurait dû être le gardien de nos valeurs, soutenait alors.

Alors, comment s’étonner qu’aujourd’hui un jeune délinquant de 17 ans meure, faute d’avoir reçu une éducation convenable par sa mère qui aura beau jeu d’en appeler dans les médias à la vengeance en oblitérant ses propres responsabilités ?

Je remarque aussi que 20 ans plus tard Joeystarr, qui a du talent et qui est tout sauf bête, après avoir rebaptisé son groupe NTM Suprême, après avoir gagné de l’argent et s’être embourgeoisé, ce qui n’est pas un crime, sortira ce titre : « Laisse pas traîner ton fils ».