Archives mensuelles : janvier 2019

Qu’il s’en aille !

Je n’aime pas notre Président, mais cette antipathie n’est ni une détestation ni une haine, et elle ne tient ni à nos grandes différences ni à l’opposition si radicale de nos positions. Non ! ce qui m’agace tant, c’est qu’il soit la parfaite caricature incarnée de l’élite méprisant le peuple, en ce qu’il ne peut discourir sans avoir recours de manière appuyée et permanente à la démagogie. Il se moque de nous, toujours ; et ça ne peut que m’agacer. Car la démagogie, c’est une escroquerie intellectuelle, un mensonge savant, un truc moche et bien packagé. Emmanuel Macron est un menteur, et dès lors, l’écouter met mal à l’aise.

C’est un représentant de cette élite qui ne souhaite pas discuter avec les gens, frayer avec le commun, coudoyer le vulgaire ; qui préfère faire sans eux et construire le monde qui lui convient, sans prendre en compte les aspirations populaires. Il ne veut donc pas débattre, ni sur la vitesse sur les routes secondaires, ni plus sérieusement sur l’ISF, ni sur rien d’ailleurs. Pourtant, le débat c’est bien l’essence de la démocratie, donc refuser le débat, c’est piétiner la démocratie et mépriser ce qui m’est le plus cher.

Pourquoi les gilets jaunes ont-ils été tant soutenus par la population ? Parce qu’ils souhaitent débattre, parler, être entendus. Leur message, confus, contradictoire, tient quand même dans cette formule : « Nous avons des difficultés, il faut qu’on en parle ! ». Mais le président ne souhaite pas en parler. Il considère qu’ayant été élu et soutenu par 20 % des électeurs, c’est à lui et à l’administration, ici à Paris ou là-bas à Bruxelles, de décider dans quel monde nous devons vivre, et comment nous devons vivre. Mais nous n’avons que faire d’un Président qui méprise la démocratie, méprise les valeurs françaises, méprise les aspirations à la liberté des gens. Et quitte à passer pour un populiste, je dis que j’attends d’un Président qu’il se range du côté des gens, quitte à s’opposer à la bureaucratie étatique ou communautaire.

Et c’est pourquoi je ne crois pas un seul instant à ce grand débat, et me voir refuser par un site qui ne le permet pas de déposer une contribution – le site ne propose que de répondre à un sondage aux questions tendancieuses – m’a malheureusement confirmé dans mes craintes. Car débattre, il ne le veut pas, même s’il est toujours prêt à ces joutes oratoires où il fait preuve d’un talent remarquable et d’un art consommé de la démagogie, quitte, comme on nomme des vessies lanternes, à rebaptiser pédagogie de la pure démagogie. Nous avons besoin d’un Président attentif par d’un professionnel de la com, de la publicité, de la réclame, un pro qui enfume, rabaisse tout débat et trahit la politique.

Plus d’arbres et moins d’hommes

Plusieurs fois, j’ai eu l’occasion ici de faire allusion au risque d’effondrement de nos sociétés, et chaque fois en référence aux analyses déjà anciennes de Jared Diamond, dans « Collapse – How societes chose to fail or succed ». Déjà anciennes, car la maturation et l’écriture de cette étude publiée aux États-Unis en 2005 (600 pages aux Éditions Gallimard pour l’édition française) prenant de nombreuses années, l’essentiel des thèses défendues était donc produit au tout début des années 2000, voire à la fin de la décennie précédente. Son auteur est un scientifique et enseignant américain, biologiste, physiologiste et géographe qui, après avoir étudié l’effondrement d’un certain nombre de sociétés disparues, nous livre une grille de lecture et des recommandations dans un essai très documenté, très long, trop long. Aussi, ne tenterai-je pas de résumer cette étude historique et ce travail de synthèse qui mériterait d’ailleurs une synthèse. Mais au moins puis-je livrer ce que j’en ai retenu d’opératoire.

Une étude de cas détaillée permet tout d’abord à Diamond d’identifier les 8 causes fondamentales de l’effondrement des civilisations étudiées et leurs 4 facteurs d’effondrement. Ces causes historiques ayant toutes comme résultat la destruction de l’environnement de ces sociétés, puis leur extinction. On pourrait les présenter comme le chemin octuple vers la mort, ou les 8 meilleures façons de détruire son environnement, de se tirer une balle dans le pied ou de scier la branche sur laquelle on est assis. Tout d’abord et naturellement la déforestation, puis les problèmes liés au sol ; rajoutons une mauvaise gestion de l’eau, la chasse excessive, la sur pêche, l’introduction d’espèces allogènes qui vont déséquilibrer les écosystèmes, la croissance démographique, l’augmentation des impacts humains par habitant. Évidemment, ces facteurs sont déterminants pour des sociétés d’éleveurs ou de chasseurs-cueilleurs, ce que nous ne sommes plus totalement. Et les 4 facteurs d’effondrement (et ce point est peut-être plus important encore) sont : les dommages environnementaux précédents classés, un changement climatique parfois imprévisible, du moins quand il n’a pas de cause anthropique, l’existence de voisins hostiles ou l’absence de partenaires commerciaux amicaux. En d’autres termes, les sociétés disparues étudiées ont cessé, à un certain moment, d’être autosuffisantes faute d’avoir su préserver leurs ressources vitales ou d’avoir régulé leur démographie pour l’adapter aux ressources disponibles, et elles se sont retrouvées confrontées à des changements climatiques devenus insurmontables ; et leur isolement dû à l’absence de voisins ou à des voisins hostiles, et leur manque d’échanges commerciaux qui auraient pu pallier leur perte de ressources les ont conduits à une impasse fatale. À chacun de faire des parallèles avec une forme d’actualité ou de modernité.

Après des exemples du passé, l’auteur évoque le Rwanda qui s’est effondré en 1994, et sa grille de lecture semble pertinente (déforestation, surpopulation, famine, génocide). Mais je voudrais, prolongeant les analyses de l’auteur évoquer trois réflexions parmi d’autres possibles.

 

Il y a peu d’années, je lisais que l’Afrique s’éveillait enfin, que son taux de croissance (il s’agit là du PIB) était le meilleur indicateur pour en juger et que le prochain siècle (le nôtre) serait celui du continent noir. Pourtant, si l’on utilise les outils méthodologies forgés par Jared Diamond, force est de constater que, non seulement l’Afrique n’est pas en train de s’en sortir, mais elle présente tous les critères laissant penser qu’elle a commencé à s’effondrer : surpopulation – l’Afrique est le continent qui a le plus fort taux de croissance démographique ; déforestation et destruction de l’environnement ; insuffisance alimentaire – plutôt que de favoriser des cultures maraichères traditionnelles qui nourriraient les populations, les sols africains sont utilisés à produire pour les consommateurs occidentaux ou chinois ; pas d’échanges commerciaux dignes de ce nom  – l’Afrique est pillée et par ses clients du Premier Monde et par les despotes qui la gouvernent. Et elle subit le dérèglement climatique mondial que l’on sait, et qui peut lui être fatal. L’auteur de Collapse nous décrit précisément le synopsis de cette sombre histoire : mise en place et corrélation des 4 facteurs d’effondrement puis, dans tous les cas étudiés, et cela depuis quelques millénaires (île de Pâque, Groenland Viking, civilisation Anasazi, Mayas, mais aussi le Rwanda ou Haïti), la famine, les épidémies, la guerre, le génocide, l’effondrement, l’exode.

Quand des sociétés s’effondrent, que cet effondrement est déjà engagé et attesté par ces marqueurs : famines, épidémies, guerres, génocide, les populations n’ont plus d’autres choix que de partir ou mourir sur place ; et beaucoup meurent dans leur fuite.

Les grandes migrations de ce début de siècle n’ont pas pour origine, comme on voudrait nous le faire croire, la guerre, des conflits entre Hutus et Tutsis ou entre chiites et sunnites, ou bien encore de grands manœuvres géopolitiques de recompositions impliquant la Russie, la Turquie, l’Iran, ou des guerres de religion, mais l’effondrement d’un continent, au sens où Jared Diamond a théorisé ce phénomène. L’occident, et principalement l’Europe, est confronté à un effondrement qu’elle n’a pas vu venir, ou qu’elle a laissé se produite, ou qu’elle a provoqué en pillant les ressources de ce continent perdu. C’est pourquoi nos responsabilités coloniales et post- coloniales ne nous permettent pas de nous en laver les mains ; et nous avons donc un devoir de secours vis-à-vis de ces populations ; mais gardons-nous d’importer ici toutes les causes qui conduiraient demain à l’effondrement de l’Europe. C’est tout notre dilemme, car dans tous les cas, si la question environnementale est centrale, la question démographique et d’aménagement du territoire est elle aussi critique.

 

Mais l’essentiel du propos de Diamond – ce qui m’a amené à dire que son ouvrage aurait mérité une synthèse, un « reader digest » sous la forme d’un ouvrage de 100 pages –, tient à cette question posée dans le dernier chapitre : « Que se passera-t-il lorsque tous les habitants du Tiers-Monde entreverront que le niveau de vie actuel du Premier Monde leur est inaccessible et que le Premier Monde refuse d’abandonner son niveau de vie ? » À l’époque où cette étude est parue, le rapport entre le niveau individuel de consommation et de production de déchets des habitants du Premier Monde et du troisième était de 1/30. Un rééquilibrage de ce rapport, aggravé par une croissance de la population mondiale nous conduira dans une impasse et à un effondrement, non pas national ou continental, mais planétaire, car les problèmes de pollution et de ressources seront alors posés à ce niveau. Et la question « morale » qui peut être posée, introduisant ma troisième remarque, est celle-ci : est-il moralement plus acceptable d’empêcher la mise à niveau des conditions de vie du troisième monde ou de faire décroitre absolument la population mondiale ? Voyons bien qu’un ralentissement de cette croissance des naissances, par exemple en augmentant le niveau de vie des habitants du Tiers-Monde pour atteindre un point d’équilibre au-delà de 10 milliards, nous condamne ici, en occident, à voir baisser considérablement notre niveau de vie, baisse qui augmentera de manière très spectaculaire les écarts de revenu et de patrimoine, car, dans cette affaire, les riches sauront maintenir leurs positions et laisser les autres payer la note. Diamond nous rappelle d’ailleurs avec un peu d’ironie que dans tous les cas étudiés, si les riches n’ont rien fait pour éviter la catastrophe, ils ont été les derniers à se suicider.

Et il rajoutait, il y a donc maintenant près de vingt ans : « Comment imaginer que les habitants du Premier monde conserveraient leur confort, sous la menace du terrorisme, des guerres et des maladies, et alors que croîtraient les mouvements migratoires à partir de pays du Tiers-Monde en voie d’effondrement ? »

 

Je termine par un point d’actualité. Les Echos du 16 courant titraient « Baisse de la natalité : les risques pour l’économie ». En regard, citons à nouveau l’ouvrage de Diamond : « Il est empiriquement prouvé qu’une population plus nombreuse est une croissance démographique plus forte implique plus de pauvreté, et non pas davantage de richesse ». Personnellement, j’ai toujours plaidé pour cette dernière opinion, mais je rajouterai un point important qui explique le parti pris des Echos : une population plus nombreuse implique qu’il y ait plus de flux commerciaux et financiers, donc plus d’écarts de revenus et plus d’injustice sociale, car les riches, pour l’être beaucoup, ont besoin qu’il y ait aussi beaucoup de pauvres, car leur richesse est assise sur la paupérisation du plus grand nombre. Rappelons que les 26 personnes les plus fortunées au monde possèdent ensemble plus que les 3,8 Milliards de personnes les plus pauvres – il s’agit là de capital et non de revenus.

 

Allez, encore une dernière citation pour me faire plaisir et céder à mes démons : « Mais il est un facteur clé : les valeurs religieuses. Profondément implantées, elles sont donc de fréquentes causes de comportement désastreux. Par exemple, une bonne partie de la déforestation dans l’île de Pâques résultait d’une motivation religieuse : il fallait disposer de troncs d’arbres pour transporter et ériger les statues géantes de pierre qui étaient des objets de vénération ». Tout ça, c’est de la faute du pape – on relira avec intérêt ma chronique sur l’encyclique du pape (postée en décembre 2015)

Où est le problème ?

Oui, où est le problème ? Question simple, mais fondamentale ; et qu’il faut poser, car comment soigner sans au préalable poser le juste diagnostic ?

Les gens sont dans la rue, nombreux et partout, porteurs d’un ridicule gilet fluo. Et ils affrontent des fonctionnaires de police qui les cognent durement. Il y a, visiblement, une fracture entre ces gens et l’État. Et l’on doit s’interroger sur les raisons de cette défiance qui prend souvent la forme haineuse ; s’interroger et y revenir encore. Beaucoup de Français n’aiment pas l’Etat, certains le haïssent, alors qu’il est censé travailler à un intérêt général qui, s’il existe, ne peut être que celui de ces gens. Pourquoi donc haïr un système qui défend vos intérêts ?

A cette question, on ne peut répondre en utilisant la rhétorique marxiste ou libertaire, et en évoquant simplement l’expression musclée d’un pouvoir de classe, la police de la bourgeoisie aux affaires. Je pense qu’il d’agit d’autre chose. En république, l’État est aux ordres des élus et au service des gens. J’ai peur qu’aujourd’hui, la bureaucratie étatique, c’est-à-dire les hauts fonctionnaires, ne prenne plus leurs ordres auprès des politiques, mais leur dicte la politique à suivre ; et que la bureaucratie ne soit plus au service des gens, mais d’une idéologie qui s’est développée au sein même de cette bureaucratie. Quand ce sont les fonctionnaires qui décident, et qu’ils ne travaillent qu’aux intérêts de l’État, alors, la relation de cet état avec le peuple ne peut être que problématique.

Mon médecin n’a de cesse de me dire qu’il faut écouter son corps et le ménager si l’on ne veut pas le payer cher. Notre président jupitérien serait bien avisé d’écouter le corps social, sinon, il le payera et nous serons nombreux à la payer avec lui.

Dernier point : j’ai souhaité déposer une modeste contribution sur le site gouvernemental du grand débat. Ce n’est pas possible car, en lui et place d’une contribution, on accède à un sondage foireux.

De qui se moque-t-on ?

De l’aurore du monde au matin d’aujourd’hui

Je fais souvent ce rêve étrange… Souvent ! ; en fait depuis l’enfance, aussi incroyable que cela paraisse. Un rêve si étrange et si souvent renouvelé sous des formes inépuisables, mais chaque fois différentes. Cette nuit, encore…

J’étais vivant, évidemment ; sans âge bien précis. Je n’avais ni faim ni froid ; aucune souffrance physique n’alourdissait mon corps. J’étais donc, en rêve, vivant, bien vivant, mais on m’avait ôté ma vie. Je me trouvais en un lieu inconnu, urbain et densément peuplé, sans possibilité de situer ce lieu que je ne reconnaissais pas ; sans voiture et sans moyen moderne de communication. Mais communiquer avec qui ? Je n’avais personne à appeler et surtout aucun endroit où me rendre. Personne ne m’attendait. J’étais sans buts, sans histoire, étranger au monde qui m’entourait. J’imagine que Patrick McGoohan, l’auteur de cette série télévisée des années 60, « Le prisonnier », avait lui aussi fait de manière récurrente ce même rêve, sans doute pour des raisons traumatiques semblables.

Avoir perdu sa vie, tout en étant vivant ; être parmi des gens qui ne vous voient pas, sans rien à leur dire, rien à leur demander. Avoir basculé, comme on passe une porte, dans un monde étrange, en fait étranger à soi, un monde sans rien à soi, rien de connu ; un monde sans parents, sans amis, sans travail, sans fonction sociale, sans souvenirs et sans devenir ; un monde que vous ne connaissez pas et qui vous ignore, où tout est extérieur à vous et où vous n’existez pas ; un monde où vous êtes étranger et qui vous est étranger, une sorte de néant. Un néant qui n’est pas rien, mais le contraire du tout. Le néant étant, ce qui reste quand vous avez tout ôté du monde. Il reste alors un grand vide, un vide infini, un vide plein du manque de ce qui aurait pu être, ou qui fut. Et j’existais dans ce néant où des ombres s’agitaient et vaquaient à des occupations dont j’ignorais tout, sans comprendre s’ils étaient des fantômes, ou si c’était moi qui l’étais.

L’ivresse comme remède philosophique

Évoquant la peur, j’écrivais : « Il y a bien, psychologiquement, deux archétypes, celui du croyant et celui du mécréant, et chacun se situe quelque part entre ces ceux pôles qui déterminent et orientent la vie humaine ». On peut prolonger le propos en restant sur cette dimension psychologique !

Il y a bien, à défaut de modèles, des archétypes, et l’astrologie prospère d’ailleurs sur cette étude des caractères innés. Et si c’est un jeu de les révéler, ce n’est pas non plus sans intérêt philosophique.  Et j’en donnerai un autre exemple, en fait, très proche de cette antinomie peur-croyance.

 

Beaucoup de livres s’impriment avec comme objet la recherche d’une prétendue sagesse (aujourd’hui, Onfray, Lenoir, etc.). Et souvent sur le ton professoral du donneur de leçons, le ton de celui qui s’en sort mieux que les autres. Pour ma part, et bien que philosophe revendiqué, profitant de l’équivocité du terme, je me fais une autre idée de la sagesse. Car pour la majorité de ceux que je lis, la sagesse est une connaissance de certaines vérités cachées qui conduirait à une maîtrise de soi, une posture prétendue morale, ou du moins exemplaire. Ce serait ainsi le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, un fruit vitaminé qui fait grandir. On comprend pourquoi religion et philosophie n’ont jamais fait bon ménage, chacun prétendant avoir seul le droit de récolter ces fruits et de les vendre sur le marché de la misère humaine. Pour d’autres, et sur un autre registre, la sagesse c’est une tranquillité.

Car le terme de sagesse renvoie aussi à cette idée de quiétude, de calme. Ne dit-on pas à un enfant trop remuant de rester là, ou bien d’aller dans sa chambre, mais d’être sage ? Tiens-toi calme ! Oui, reste sage mon âme, en silence !

Se tenir tranquille, quiet, chose si difficile quand tout nous inquiète. Montaigne le disait par cette belle formule « C’est chose tendre que la vie et si aisée à troubler ». Et c’est vrai qu’il y a des natures inquiètes. La sagesse, c’est donc aussi d’être quiet, par nature ou par volonté ; avoir surmonté ses angoisses existentielles, notamment celle d’avoir à mourir et avant cela, de devoir vivre de l’intérieur la lente pourriture de son corps. Et comment trouver un sens à tout cela, donner du sens à ce qui n’en a pas ?

Et pour surmonter cette angoisse, atteindre cette sagesse, cette quiétude, cette tranquillité de l’âme, tout est bon : les distractions, les passions, les ivresses ; alcool, amours, aventure, travail acharné, dévouement aux autres, grandes causes, passions littéraires, quête philosophique. Tout fonctionne ou peut fonctionner, « qu’importe la coupe ! … » Et avant Valles, Baudelaire le disait aussi : « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous ». L’essentiel étant d’oublier, et deux seules choses fonctionnent pareillement : s’abrutir et jouir, s’abrutir en jouissance ; seul l’abruti est sage. Il faut vivre pour oublier la vie, la brûler pour la supporter. Et toute drogue a son efficacité, tout artifice, toute ruse, s’il s’agit de tromper l’angoisse, est légitime. La foi, évidemment, cette croyance un peu sotte en une vie après la vie, une vie qui ne serait donc pas une vie, curieux concept !, ruse de la raison, opium si salutaire. Au croyant donc, la foi ; au mécréant, d’autres drogues et pourquoi pas la poésie ou la philosophie. Comme je l’écrivais, on n’a guère de choix. La foi est une grâce et ne se décrète pas ; on ne peut pas plus la chercher. Un mécréant ne peut n’être que philosophe ou mal tourner.

 

Je lis cela, justement, en présentation du livre de Frédéric Lenoir sur la sagesse (qui n’écrit pas aujourd’hui sur la sagesse ?). « Tous estiment que ce qui donne sens à notre vie, c’est de grandir en humanité. Je suis pour ma part convaincu que cet idéal philosophique de sagesse reste l’objet d’une quête on ne peut plus actuelle, car nous ne sommes pas sur terre seulement pour assurer notre sécurité matérielle, nous divertir et consommer ». Puis-je m’inscrire en faux contre ces sottises ?

Si, utilisant le terme d’humanité – « grandir en humanité » –, on parle bien de ce qui fait notre essence, notre spécificité, de ce qui est notre nature, et si je devais l’expliquer à un étranger à notre planète, expliquer ce qui fait la singularité de cette espèce, alors, plutôt que de lui parler d’idéologie et de religion, je montrerais des hommes en train de massacrer des bébés phoques dans une mer de sang. Et sans besoin de faire d’autres discours ou de tracer un dessein, je dirais : « Voilà, vous avez sous les yeux, en acte, ce qui fait la nature humaine, ce qu’est l’humanité », et je rajouterais que, personnellement, je ne souhaite pas grandir en humanité, et préfèrerais me rapprocher du grand singe ou du cheval, peut-être du rat, et abandonner cette prétention à écrire des livres.