Discours de la méthode.

La question épistémique et celle de la méthode analytique est centrale en philosophie, et je veux prendre aujourd’hui appui, non pas sur Descartes, mais sur Spinoza, qui lui doit beaucoup, même si le philosophe hollandais – ou portugais, je ne sais jamais ce qu’il convient de dire, Baruch ou Bento, Benedictus ou Benoit – ne pense pas comme son devancier français – à moins que ce dernier ne soit plutôt hollandais, car il choisit ce pays pour y vivre et y travailler dans la solitude –, mais à partir de lui. Mais celui qui influença tant de philosophes – Bergson ne disait-il pas que chacun a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza – n’échappa pas à de nombreuses influences. Que doit-il à Uriel da Costa, quid de sa formation chez Van den Enden ? Peut-être est-il surtout le fruit de l’effervescence d’un lieu, d’une époque et d’une histoire, effervescence intellectuelle de la ville d’Amsterdam ou plus largement de la république des Provinces-Unies au milieu du XVIIe siècle, seule région d’Europe où il était possible de philosopher et de publier à peu près n’importe quoi, sans trop risquer sa liberté ou sa vie, sauf à troubler l’ordre public. C’est bien la thèse de son meilleur biographe, Steven Nadler, qui semble mettre en balance et la singularité du penseur et sa place dans la communauté des juifs portugais immigrés aux Pays-Bas.

Revenons à la question de la connaissance. Spinoza distingue et hiérarchise quatre modes de « perception des choses ». Le premier est « par ouï-dire, ou par signes conventionnels » ; et j’use toujours, pour qualifier ce premier mode, du terme de « savoir » que je n’utilise jamais comme synonyme de « connaissance ». Le second est par « expérience vague », c’est-à-dire non révisée par le raisonnement. Cette perception est sensible, et se limite à cela. Les deux derniers modes permettent, selon le philosophe, d’accéder à l’essence des choses, et à une forme de vérité. Il s’agit de la « perception discursive ou déductive ». Et c’est le propre de toute démarche scientifique, qui part du sensible – la course observée des étoiles sur la voute céleste, ou les éclipses astraux  –, et cherche les lois physiques qui puissent en rendre compte.

Le dernier mode est l’intuition, et il permet d’appréhender la chose par son essence, sans détour, ni par le raisonnement ni par l’essence d’autre chose, sans prendre appui sur une autre connaissance.

Résumons : le savoir acquis, la sensation brute, la connaissance scientifique, l’intuition. Personnellement, je m’y tiens ; et si, plus que le su, le senti, le connu, c’est l’intuité qui me fascine, c’est quand l’intuition se prétend métaphysique.

Rajoutons quelques remarques. Cette idée, cartésienne, d’essence, est difficile à appréhender. C’est, au XVIIe siècle, ce qui fait que la chose est ce qu’elle est et pas autre chose ; l’essence pouvant donc être considérée comme ce qui constitue la vérité de la chose. Et l’idée cartésienne, reprise par Spinoza, justifiant la « méthode », mais que je ne partage pas, est que notre entendement nous permet d’accéder à la vérité de la chose en soi.

Les idées vraies sont donc celles qui révèlent l’essence des choses, et la philosophie de l’époque, préparant les Lumières, semble déterminée dans ses fins par cette recherche du critérium de vérité, comme s’il était devenu urgent de sortir du dogmatisme religieux et des dictats de l’autorité de l’écriture traduite par les clercs autorisés. Et cette nouvelle conviction prit la forme d’une conception dualiste, c’est-à-dire simplificatrice du monde, d’un côté « l’étendu », de l’autre « le pensant » ; le matériel séparé de l’immatériel.

Et si je ne suis pas prêt à suivre le philosophe hollandais au bout de ses convictions, c’est sur cette idée que la fin de l’homme, et son eudaimonia,  pour le dire dans un langage qui fait écho à un autre univers philosophique,  serait dans la jouissance de la connaissance vraie[1], et de la quête de cette vérité.  Je défends personnellement ce parti-pris axiologique simple que vivre, c’est faire l’expérience de son être, et que bien vivre, c’est jouir de l’expérience de vivre, c’est-à-dire de connaître, y compris de manière sensible, en-deçà ou au-delà de la raison. Mais reprenons la chose comme s’il s’agissait de poser les premiers prolégomènes, épistémologiques, d’une prétendue théorie de la connaissance.

Exister c’est être ou se rendre connaissable. Etre, c’est simplement répondre à une nécessité ; Etre vivant, c’est faire l’expérience de cette nécessité ; Vivre, c’est être en puissance et en actes, donc pouvoir jouir en conscience ; Se réaliser, c’est jouir du simple plaisir d’être (leçon épicurienne), et du plaisir plus intellectuel de connaître (autre leçon, spinoziste). Le souverain bien est donc simplement de vivre, de le connaître et de se connaître, et partant, de connaître ce que Spinoza appelait la nature (« natura naturata »). Il y a alors une véritable jubilation à être ce que l’on est, et à le connaître. Pourquoi vouloir chercher dans l’existence une autre morale ?

De ce point de vue, si l’on cherche à définir l’univers, plus précisément ce que Spinoza appelait Dieu, ou « natura naturans », la nature naturante, ne doit-on pas considérer les principes de la pensée comme «  la morale » et les principes de l’étendue comme « la géométrie » ?

Spinoza est cartésien en ce sens qu’il fait confiance en la raison pour lui donner les clés de l’univers, et qu’il adopte sa méthode pour justifier une métaphysique qui n’est pas celle de son aîné : Présupposer son existence comme sujet pensant, mettre toute le reste en doute, et accepter au bout du compte ce qui semble le moins contestable, pour raisonner à partir de cela et  construire des systèmes de représentation confrontables à la réalité sensible. Pourquoi font-ils, l’un comme l’autre, confiance à l’entendement ? Peut-être par défaut, parce qu’aucune philosophie ni aucune science ne se construit si l’on n’admet pas que la raison soit opérante. Plus pertinemment, parce que le logos est le principe structurant du monde intelligible, et que l’entendement est lui-même structuré sur ce même modèle. Spinoza le dit en ces termes « l’entendement reflète l’ordre de la nature ».

 



[1]. Celle de Dieu.

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