La fin de l’Histoire

Dans un article publié pendant l’été 1989, puis dans un trop fameux livre , Francis FUKUYAMA développait l’idée que nous vivrions en cette fin de siècle – reportons-nous dans les années 90, et en cette année 89 où le mur tomba – une fin de l’histoire. Cette idée a fait long feu, et depuis les printemps arabes, il est plus facile de la contester. Et si je conteste aussi cette vision, c’est déjà, de mon point de vue, parce que l’Histoire au sens hégélien, donc marxiste du terme, est une illusion. Illusion, cette vision d’une évolution anthropologique naturelle vers ce qui constituerait notre modernité ; extrapolation, cette lecture d’un cheminement prétendument orienté, objectivable sous la forme d’un progrès dont on pourrait questionner la nature : technologique, moral ? L’humanité ne s’élève pas suivant un processus darwinien vers un état d’achèvement, de plénitude, une hauteur de laquelle elle pourrait regarder et juger son passé, et si la civilisation est bien le cadre qui témoigne de l’effort de l’homme pour échapper à sa nature, cet espoir est vain ; vanité qui s’exprime à la fois dans le fait religieux – fait constituant – et dans les conflits idéologiques permanents.
Non, l’Histoire ne s’est pas accomplie ; et au sortir de deux conflits mondiaux majeurs, nous n’abordons pas un état du monde et stabilisé et optimisé.
L’Histoire, si l’on voulait jouer du concept, me semble plutôt constituée par l’infini retour des choses, le retour du même. Et ce même, image renouvelée, mais permanente, est celle de la nature humaine. Tous les systèmes, toutes les idéologies nous ont toujours ramenés au terme des révolutions aux rapports de domination dans une société aristocratique. Nous ne sommes en fait jamais sortis de la relation maître-esclave, malgré ce que FUKUYAMA en dit et qui est presque risible ; citons-le quand il évoque les deux révolutions française et américaine : « ces deux révolutions démocratiques ont en effet aboli la distinction entre maître et esclave ». Faut-il rappeler que ces révolutions ne furent pas démocratiques, car elles ont mis en place des systèmes représentatifs, donc aristocratiques, pour éviter tout risque démocratique ? Faut-il rappeler qu’elles n’ont pas aboli les rapports de domination ?
En fait l’analyse de Fukuyama est contestable plus d’un titre.
Tout d’abord, il semble réduire le monde à la civilisation occidentale, et je ne serais pas loin d’être prêt à le suivre, s’il pouvait, non pas s’interroger sur une possible fin de l’Histoire, mais sur une possible fin de l’Occident. Car notre civilisation est effectivement arrivée, après l’échec des idéologies fascistes et communistes, à son stade d’achèvement – c’est-à-dire d’épuisement – et ne pourra plus dès lors évoluer. FUKUYAMA évoque l’abolition de la relation maître-esclave ; la pilule est amère et dure à avaler, et comment ne pas dénoncer ceux qui promeuvent le travail comme valeur, et opèrent ainsi une transvaluation en substituant à la relation maître-esclave la relation patron-employé ?
Et puis, il utilise ce terme de démocratie libérale comme signifiant du monde, en fait de la civilisation occidentale. Et rappeler que cette démocratie n’en est pas une n’est pas essentiel ici : ce qui me frappe, bien que ce soit ici pertinent, c’est de définir une démocratie par son essence libérale, donc économique. On pourrait l’imaginer définie, construite, sur le registre des valeurs, de la morale ; elle se construit sur le registre commercial, marchand, et l’on peut donc dire que les « démocraties occidentales », sont des produits, non pas d’une utopie, d’un désir de changer le monde, de réaliser l’homme, mais le simple produit du marché. La démocratie occidentale, dans les faits, c’est le gouvernement du peuple par le marché, pour le marché. Et la révolution libérale qui a fait tomber le mur et a soldé l’héritage monstrueux de Mao n’a pas aboli la relation maître-esclave : elle l’a consacré, sous une forme plus subtile, plus perverse.
Autre illusion développée par FUKUYAMA dans un chapitre spécifique, sans doute accessoire : Il qualifie les états dictatoriaux de régimes forts, alors que tout lecteur d’ARENDT sait que la violence est toujours une preuve de faiblesse.

[1]. La fin de l’histoire et le dernier homme.

[2]. Voir mon essai « Plaidoyer pour une démocratie populaire »

[3]. J’assume évidement tout ce vocabulaire nietzschéen : de l’éternel retour à la transvaluation des valeurs.

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