L’insoluble question du libre arbitre

Cioran, avec le l’humour qui caractérise sa prose moraliste, écrit dans « Ébauches de vertige » que « s’il y avait une solution au libre arbitre, la philosophie n’aurait aucune raison d’exister ». Cette question controversée traverse en effet et la philosophie et la théologie comme une trainée de poudre. On se souvient de la violence des échanges entre les théologiens Érasme de Rotterdam (du libre arbitre) et Martin Luther (du serf arbitre). Ce dernier, retrouvant la pensée d’Augustin, nous livre une doctrine, en quelque sorte duale. Tout d’abord, il considère que l’homme n’est pas libre, car prédisposé au mal ; un penchant-péché, originel-congénital. Et, seconde dimension, cette prédisposition ne peut être surmontée-effacée que par la foi, donc par une grâce dont l’homme ne dispose pas. L’homme, marqué dans sa chair par le mal propre à son espèce depuis les temps adamiques, ne peut donc se sauver par ses œuvres : seule la foi sauve. L’homme sera donc jugé par sa foi et non par ses œuvres, car « la foi précède les œuvres », c’est-à-dire que seule une foi véritable – un bon arbre – peut produire les œuvres attendues du chrétien authentique – les bons fruits. Et la foi est une grâce que Dieu seul décide d’accorder. Prier pour avoir la foi est donc souhaitable, mais ni absolument nécessaire ni suffisant. Dieu seul décide.

Schopenhauer – nous allons rester sur une philosophie allemande – répond dans « Le monde comme volonté et comme représentation » à ceux qui contesteraient cette doctrine de la prédisposition au mal, du « serf arbitre » : « Cet authentique dogme évangélique est de ceux qu’aujourd’hui une grossière et plate manière de voir rejette ou dissimule comme absurdes, dans son attachement, malgré Augustin et Luther, envers cet esprit de concierge typiquement pélagien qui n’est autre que le rationalisme d’aujourd’hui ».

Insistons sur cette doctrine en clarifiant son exposé : l’homme ne peut se sauver par sa volonté, car ce ne sont pas les œuvres de la volonté qui sauvent, mais celles de la foi. Où s’opposent évidemment de manière radicale Luther et Schopenhauer d’un côté, Nietzsche de l’autre.

Mais cette doctrine a le mérite de revenir aux sources vétérotestamentaires du christianisme, au premier livre de la Thora et au mythe du péché originel que le christ est venu racheter en témoignant de la vérité de Dieu par sa vie, sa mort et sa résurrection, afin que chacun croie et puisse être relevé, sauvé – guéri de cette prédisposition au mal qui entache toujours la vie humaine, même dans ses plus belles œuvres, et qui fait que tout « bien » cache toujours une étincelle de « mal », un intérêt, une satisfaction que seule la foi, désintéressée par nature, ne contient pas. Schopenhauer le dit « Si c’étaient les œuvres (lesquelles trouvent leur source dans des mobiles et une intention préméditée) qui menaient à la béatitude, alors la vertu ne serait jamais qu’un égoïsme ingénieux, méthodique, voyant loin ».

Mais force est de constater que le Christ a échoué, car il ne fut pas cru par ses contemporains, et si peu par les générations qui suivirent. Et là où le fils de Dieu a échoué, comment imaginer qu’une armée de fonctionnaires ecclésiastiques réussirait ? Mais sa venue n’a pas été sans conséquences, car, comme l’abbé Loisy l’a écrit : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue ». Et on pourrait rajouter l’inquisition, ses procès et ses bûchers, les schismes et les guerres de religion, le prosélytisme chrétien et ses génocides.

 

Pour ma part, même si je vois trop la dimension totalitaire de cette idée de ne juger que par la foi et non pas les œuvres, je dois rendre les armes à Schopenhauer en comprenant des arguments qu’il ne m’est pas possible ici de verser intégralement au dossier, faute de place. L’homme est effectivement « prédisposé au mal » par sa nature même. Affaire d’anthropologie plus que de théologie ; même s’il dresse sa volonté au bien comme on domestique un animal sauvage (Homo lupus est). Et j’accepte cette idée de devoir combattre ses démons et domestiquer le loup qui est en nous. Mais, pour qu’il devienne l’agneau de Dieu, qu’il devienne « véritable vertu et sainteté », encore faut-il qu’intervienne un « miracle » de l’extérieur, ce que les chrétiens appellent la grâce ; sinon toute vertu est fausse ou « petite vertu » ; et que ce miracle sauve l’homme, le libère et lui donne la vie éternelle. Car, comme le rappelle Schopenhauer « l’homme est fait pour la mort ». Mais je m’interroge sur l’intérêt social, donc politique d’une religion qui prépare l’homme à un miracle qui statistiquement n’intervient pas, désespérant les hommes de bien, de petite vertu.

 

Puis-je résumer ce point de vue sur le libre arbitre ? Toute volonté est déterminée par la nature même de l’être de volonté ; pour l’humain, par ses spécificités anthropologiques. Si le miracle de la grâce opère, alors c’est la volonté qui disparait, avec le désir, et ne demeure que la nécessité d’être ce en quoi la foi nous a transformés : un être purement moral, un saint si l’on veut, peut-être un demi-dieu ; mais surement plus un homme, car on est alors retranché de l’humanité, peut-être élevé, et par cela libéré de notre condition humaine, charnelle, peccamineuse. Mais cette doctrine ne peut fonder une religion ; tout au plus une école philosophique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *