A méditer à la plage

Même si l’aphorisme « Evaluer n’est pas juger » sonne comme une évidence, il est toujours sage de le méditer, tant notre propension à juger est grande et problématique. Les capacités cognitives de l’homme, d’analyse, de projection, et ce que Platon, par la voix de Socrate appelait son Thymos font de l’homme un animal responsable ; donc corrélativement, et dans le domaine des relations, une bête politique. Aristote, disciple de Platon, le signifiait justement en ces termes[1] : « L’homme est un animal politique » (« Zoon Politikon ») ; Et Socrate aurait pu le dire ainsi : l’homme est un animal thymotique. Je dis la même chose, ici et ailleurs, quand je dis, comme un clin d’œil au Stagirite « L’homme est un animal orgueilleux ». L’homme est responsable, par essence, c’est-à-dire que, quels que soient ses déterminismes, son éducation, son histoire phylogénétique, il possède, à défaut d’un libre arbitre, une capacité d’évaluation, et partant, de faire des choix qui l’engagent. Mais évaluer n’est pas juger, même si tout choix humain détermine une axiologie, c’est-à-dire se fait sur le plan moral. Car si évaluer, c’est non pas déterminer la valeur des choses – car les choses n’ont pas de valeur intrinsèque –, mais donner une valeur, subjective, aux choses, – valeur « humaine, trop humaine », pour paraphraser Nietzsche – ; si donc, évaluer c’est donner une valeur, juger, c’est objectiver cette valeur ; et cette autre démarche est religieuse, et comme telle, problématique.

Et, ayant l’esprit laïc[2], défendant ce que l’on pourrait appeler l’esprit de responsabilité, ou l’esprit de révolte[3], je me méfie de ce goût de juger – juger sans comprendre, juger avant de comprendre, juger tout court –, car juger, c’est objectiver. Et s’il faut conclure, c’est par une citation de mon maître, un fragment daté du printemps 1880, et publié après sa mort[4] : « Ce qu’on apprend d’abord, ce n’est pas la compréhension en profondeur des choses et des hommes, ce sont des jugements de valeur sur les choses et les hommes ; ces jugements interdisent l’accès à la connaissance véritable. Il faudrait d’abord, par un scepticisme radical de la valeur, renverser une bonne fois tous les jugements de valeur pour avoir la voie libre »

[1]. Dans « La politique ».

[2]. Et là encore, j’invite mon lecteur, ou mon contradicteur, à revenir sur ma définition de la laïcité, qui n’a pas grand-chose à voir avec la séparation de l’église et de l’état.

[3]. Le thymos, que je « traduis » par orgueil, c’est à la fois le désir de reconnaissance et l’indignation, la fierté et la honte, un certain gout de la singularité… mais peut-être faut-il revenir au texte de Platon, à la division de l’âme qu’il explique au livre IV de « La République ».

[4]. Lors de ses promenades quotidiennes (sauf lorsqu’il était alité) Nietzsche, prenait des notes sur de petits carnets qu’il conservait.

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