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Yascha Mounk, entre lumières et ombres

Les médias libéraux ne voient que par lui et font tous la promotion de son dernier ouvrage : « Le peuple contre la démocratie » ; et le Figaro d’en appeler à « l’ouvrage passionnant » ! C’est peut-être trop élogieux pour une étude qui, bien qu’extrêmement fouillée – c’est sa première qualité –, n’apporte rien de très novateur au débat d’idées qu’elle entretient néanmoins comme un combustible de qualité. Il mérite donc largement d’être lu, médité, discuté, et sans doute d’être chroniqué, car il a déjà trouvé sa place dans les ouvrages de référence. Mais ce texte, très marqué par la culture politique américaine, se découvre entre ombres et lumières.

 

Yascha Mounk, puisqu’il s’agit de lui, est un jeune universitaire germano-américain qui enseigne à Harvard. C’est un disciple de Francis Fukuyama, journaliste comme lui, et leurs ouvrages – je fais évidemment ce parallèle avec « La fin de l’histoire et le dernier homme » – sont, structurellement et idéologiquement, proches. Ils défendent en effet la même vision, discutable à plus d’un titre, à savoir que la démocratie libérale serait la forme idéale et la plus achevée de la politique, et, corolairement, que l’Occident serait la civilisation la plus aboutie et la fin de l’homme. Fukuyama l’affirmant explicitement quand Mounk le dit implicitement en refusant d’imaginer la simple possibilité du dépassement de la démocratie libérale. Évidemment, et ce n’est pas la moindre des difficultés, il faut accepter le vocabulaire de Mounk et les contraintes de sa traduction. Ainsi, quand il écrit « démocratie », il entend « représentation parlementaire », et nullement « gouvernement du peuple par le peuple », et par « libéralisme », « défense des libertés publiques », bien qu’il préfère dire « défense des libertés individuelles ». C’est une des parts d’ombre du texte, cette difficulté sémantique qui ne clarifie pas et oblige à une permanente gymnastique linguistique. Que dire de plus pour le présenter ? Que l’auteur fait partie d’un think tank américain, New America, qui dispose d’un budget de plusieurs millions de dollars pour défendre des idées libérales ? Que ce livre fait d’abord écho à une actualité états-unienne – l’élection de 2016 –, mais questionne plus largement les évolutions politiques occidentales et « la montée des populismes », notamment en Europe ? Et la thèse défendue est la suivante – je la reformule à ma façon : Prospérant sur l’échec de la démocratie libérale et la déception des peuples, des leaders « populistes » proposent de alternatives autoritaires que les peuples saisissent, ou risquent de saisir, sans voir qu’ils ont tout à y perdre, leur chemise et leur liberté. Mais si la thèse est peu contestable, ses conclusions devraient faire débat, et notamment cette façon d’enfermer le lecteur dans ce choix dialectique entre la peste et le choléra, un libéralisme constitutionnel antidémocratique (on peut penser à Macron) et une démocratie populaire illibérale (Le Pen ou Mélenchon).

 

Dans cet ouvrage, Mounk suit donc une démarche proche de celle de Fukuyama : constater et décrire le fait populiste comme révélateur d’une double crise de la démocratie libérale, économique – je cite : « L’effet combiné du ralentissement de la croissance et de l’augmentation des inégalités a conduit à la stagnation du niveau de vie de la majorité de la population », et politique : « Notre système politique promettait de laisser le peuple gouverner. Mais, en pratique, il ignore la volonté populaire avec une fréquence désarmante. Sans que la plupart des politologues s’en aperçoivent, un système de libertés sans démocratie a pris le dessus ») ; en faire une analyse, pertinente, mais de mon point de vue, trop peu développée – je le cite à nouveau : « En Occident, les trois dernières décennies ont été marquées par le rôle croissant joué par les tribunaux, les administrations, les banques centrales et les institutions supra nationales. Dans le même temps, on a observé l’augmentation rapide de l’influence des lobbyistes, des dépenses électorales et de l’abime séparant les élites politiques du peuple qu’elles sont supposées représenter. Tout cela ensemble, cela a conduit dans les faits à isoler le système politique de la volonté populaire » ) ; conclure en défendant une forme de statu quo politique, comme si l’analyse des faits rapportés en appelait de manière logique et incontournable à la solution qu’il appelle de ses vœux et qui se résume donc à peu de choses : corriger à la marge ce qui coince, mais surtout, défendre et renforcer le système actuel ; en fait, faire du macronisme, une forme de conservatisme qui se prétend progressiste (je cite à dessein ce qui ne peut que choquer un progressiste, et qui est évidemment écrit avec comme arrière-pensée, le duel Clinton Trump : « En fin de compte, la seule protection sûre contre le populisme reste de leur barrer la route du pouvoir. Aussi peu attirant que cela puisse paraître aux yeux des militants de faire campagne pour un parti du centre, joindre un mouvement politique qui possède des chances réelles de succès reste l’une des meilleures manières de se battre pour la démocratie ».

 

La partie la plus intéressante du livre, qui donne raison au Figaro quand il parle d’un ouvrage passionnant, est bien constituée par ses deux premiers tiers : une description rigoureuse de situations, appuyée sur une documentation précise, statistiques à l’appui, éclairante, car abondante et assez exhaustive, de la « crise de la démocratie libérale » – de mon point de vue, de sa faillite. Et ce travail de recherche, très universitaire, est sans reproche ; et il donne la mesure de ce que l’on nomme populisme, et qui reste un phénomène occidental. Et si l’on devait s’en tenir à ce laborieux travail de recherche et de synthèse, un excellent travail de thèse ou de postdoc, on ne pourrait que louer l’ouvrage et son auteur. Mais, prolongeant ces constats, on s’attendrait à une analyse des faits plus poussée, qui, idéalement, aurait pu croiser les regards de l’historien, du sociologue, de l’économiste. Et on ne peut qu’être frustré de ne voir que par les yeux du politologue qui ne prend pas toujours suffisamment la peine de définir les concepts qu’il convoque : démocratie, populisme, nationalisme, humanisme ; qui mésuse parfois de ces termes ou crée le malentendu, et bâcle un peu l’analyse. Comme si l’essentiel était d’aller sans plus de détours au message idéologique qu’il veut faire passer, et qui n’est que le message politiquement correct qu’on entend en France depuis l’élection présidentielle de 2002, et qui constitue aujourd’hui une part essentielle du discours d’Emmanuel Macron : « Il faut, coûte que coûte, faire barrage au Front National et, quelles que soient les carences et les dérives du système, voter encore et à nouveau pour le système ». Qu’il me soit permis ici de dire que, bien que militant anti frontiste, je refuse de me laisser enfermer dans ce choix fatal qui désespère les gens et alimente le populisme.

Mais rendons grâce à Mounk de donner de manière synthétique les raisons de l’épuisement de la démocratie libérale : « Pourtant, la croissance récente du nombre de bureaucrates et l’extension de leur rôle sont sidérantes. Au cours du XXe et du début du XXIe siècle, le nombre de fonctionnaires a pulvérisé tous les records et l’ampleur de leur influence s’est immensément étendue. De sorte que le degré auquel les politiques publiques sont décidées par les représentants élus du peuple a été réduit de façon significative ». Mais j’aurais souhaité, il est vrai, une analyse plus poussée des ressorts et des origines du populisme. On ne peut donc qu’être frustré par la fin du texte, son troisième tiers qui, en guise de remède à l’épuisement de nos partitocraties parlementaires rongées par ce que David Graeber nomme simplement « la bureaucratisation du monde », ne propose donc qu’une solution libérale, marquée du sceau d’un conservatisme assez consternant : faire perdurer en l’état le système. Transposons, en France, par jeu, à l’heure où j’écris ces mots et quand l’actualité me tient la main, cette position qui m’a affligé au plus haut point. Le président Macron, qui fait preuve depuis le début de son mandat d’un autoritarisme que chacun constate, dans son camp et hors son camp, d’un mépris des gens et de la représentation nationale, qui impose aux classes moyennes et aux plus pauvres de nouveaux prélèvements (libéralisme antidémocratique), voit monter devant lui un populisme en jaune, et des tentatives de récupération politique. Rappelons que le populisme est un sentiment de défiance vis-à-vis de l’appareil d’état et de désespérance, qui conduit à des actes et des positions radicales, jusqu’au-boutistes, et à des récupérations césaristes. Selon l’avis de Yascha Mounk, et afin de préserver les libertés et la démocratie, le remède qu’il proposerait serait de conforter Macron, ou de voter Bayrou (au centre). Et Mounk, qui passe ici un peu à côté de son sujet, sur le populisme qu’il voit, non pas comme le symptôme d’un corps social malade, mais comme un coup d’état populiste – confondant souvent populisme et césarisme –, termine son ouvrage sur une analyse tout aussi insatisfaisante du nationalisme ; sans vraiment comprendre la nature du problème identitaire. Ne semblant concevoir d’identité que dans la fonction sociale ou professionnelle, voire négativement dans l’ethnie ou la religion. Il passe donc aussi à côté de cette autre question, et préfère défendre son point de vue, qui n’est pas le mien : « Je reste assez idéaliste pour demeurer attiré par l’image d’un monde post national – un monde dans lequel les individus n’auraient pas besoin de se situer d’après leurs différences ethniques ou culturelles et pourraient se définir par leur appartenance commune à la race humaine ». On croit comprendre que dans cet autre monde, un homme ne pourrait plus se définir qu’en opposition avec le rat ou le cheval.

 

Après ces quelques lignes critiques, on se demandera peut-être pourquoi j’ai souhaité chroniquer cet ouvrage, alors que je me sens politiquement, assez loin de Yascha Mounk. Je me définis en effet comme un militant de la démocratie (définie comme gouvernement du peuple par le peuple), attaché viscéralement aux libertés individuelles des gens (plus qu’aux libertés publiques), un populiste par défaut qui déteste l’autocratisme et toutes les formes de totalitarisme, sensible à la justice sociale ; et par ailleurs un nationaliste pacifiste (c’est-à-dire attaché à la terre de ses ancêtres, comme le chante Cabrel), ouvert au monde, je le crois, et à sa diversité. Mais, je ne suis pas un humaniste, refusant d’hypostasier la spécificité de la nature humaine. Oui, pourquoi donc inviter à lire ce livre qui m’est parfois tombé des mains, bien qu’écrit par un intellectuel brillant et engagé, un livre qui a sa part d’ombres ? Parce que ce livre interpelle, réveille, pose question, et que je crois au dialogue, au débat, à la confrontation des idées, et qu’il faut lire Mounk, comme on lit Fukuyama, Vivianne Forester ou Éric Zemmour, pour comprendre pourquoi, malheureusement, Trump a gagné. Et peut-être aussi pour comprendre pourquoi ce sont des penseurs comme Mounk qui, défendant un système failli, font, malgré eux, le lit du césarisme, cautionnant la dérive autoritaire de l’État au prétexte de combattre l’autoritarisme des leaders charismatiques. Pourtant, il le dit lui-même : « Le libéralisme et la démocratie sont tous deux des valeurs non négociables. Si nous devions abandonner soit les libertés individuelles, soit la volonté populaire, le choix serait impossible ». Pourtant, la démocratie libérale dans sa forme la plus contemporaine a déjà abandonné et la démocratie – c’est flagrant dans le projet européen –, et les libertés individuelles ruinées par le délire normatif de l’administration.

Sans vouloir tirer sur l’ambulance

Il y a comme un problème de communication entre une partie du pays et son Président. Je n’ai de cesse de le dire, notre époque est démagogique ; et les gens, sans toujours en avoir une juste conscience, en souffrent. Toute démagogie est méprisante pour ceux auxquels elle s’adresse, car non seulement elle vise à abuser, mais elle le fait de manière perverse et condescendante.

 

La République fonctionne sur des fictions nécessaires, des mythes politiques structurants : le contrat social, la démocratie, l’intelligibilité des lois, la moralité de l’Etat, l’intérêt général, etc. L’une de ces fictions est qu’au jour de son investiture, le président élu devienne le Président de tous les Français. La réalité est tout autre, et la formule, prononcée rituellement par tous les élus, n’est pas performative.

Et force est de pointer, dans ces circonstances particulières, les limites et les désordres institutionnels. Le Président partage l’exécutif avec son Premier ministre, mais il est aussi le premier législateur, et ce n’est qu’une incohérence parmi d’autres qu’un homme seul puisse décider de la loi qui convient, et l’appliquer à sa convenance. Il y a de la monarchie élective dans tout cela. Mais plus encore, la nation, pour peu que l’on veuille incarner cette autre fiction pour tenter de la faire exister socialement et politiquement, mériterait d’avoir un représentant suprême. Or ce poste, en France, n’est pas pourvu, car on ne peut, en bonne logique institutionnelle, être à la fois chef de l’État, c’est-à-dire diriger l’exécutif, et dans le même temps, représenter le peuple-sujet en incarnant la nation. On ne peut d’ailleurs pas plus, être un chef de parti et de la nation, sauf à être « en même temps », représentant d’une partie et du tout. Et pour reprendre une terminologie rousseauiste, en démocratie, le peuple est Prince et sujet, et il doit être représenté comme Prince (l’Assemblée nationale), et comme sujet (le Président de la nation) ; les fonctionnaires n’étant que des commissaires de la République. Une cohérence voudrait donc que la nation soit suprêmement représentée par un Président, au-dessus des jeux politiciens, et que l’exécutif soit dirigé par un Premier ministre adoubé par l’Assemblée. D’ailleurs, la cohabitation tant décriée, loin d’être une totale incohérence, se découvre ainsi comme le moins mauvais des modes de fonctionnement de notre pauvre démocratie. Et dans ce schéma, on pourrait imaginer que ces Français qui souffrent, et auxquels on demande de faire des efforts quand les plus riches en font si peu, se retournent vers leur représentant suprême, l’ultime recours, pour qu’il les protège d’une injustice insupportable. Le rôle du Président serait alors triple, incarner les valeurs de la république, garantir la stabilité institutionnelle, écouter et défendre le peuple, confondre en quelque sorte vox populi et vox dei.

Mais le système n’est pas construit ainsi, laissant le peuple sans protecteur et sans véritable interlocuteur ; et le président Macron, qui n’a pas été élu pour cela, n’est pas l’homme de la situation. Assez curieusement, on voit bien que le Président a moins d’idées que d’a priori, moins de volonté politique que d’entêtement, plus de sens de la com que de goût du dialogue. Il ne veut pas changer le monde et reste très conservateur. Et ce que chacun comprend, c’est que cet Énarque, ancien haut fonctionnaire passé par la banque, est le mandataire du Marché. Il est donc le produit et l’instrument de ce Marché. Et s’il promeut un Nouveau monde, ce monde n’est que l’ancien, stérilisé, ruiné par la finance, salopé par les grands groupes, aliéné par la bureaucratie, un monde dont la géographie a pris la forme du carton déplié du Monopoli.

Les gens le comprennent ; certains l’acceptent, considérant qu’ils ont tous les talents pour en tirer parti, ou le refusent, et tentent de le dire. Mais les gens ne sont pas entendus, et je suis surpris, mais très positivement, de ce qu’ils demandent et de ce dont ils se plaignent. Évidemment, il y a les taxes qui augmentent et les salaires qui stagnent, et les incohérences d’un système qui les a repoussés loin des villes – trop chères pour eux –, qui a préféré investir dans ces villes dont ils ont été chassés, et qui leur reproche de conserver leur vieille bagnole et de rouler au gas-oil. Mais j’entends aussi que dans leur grande majorité, ils revendiquent d’abord une dignité, une considération ; et ils se disent excédés d’être méprisés, humiliés par les élites et la bureaucratie. Et je les vois se déclarer avec beaucoup de constance, non-violents, solidaires des minorités ethniques, attentifs au sort des plus démunis, refusant le clivage entre actifs et retraités. En fait, ils sont très attachés à trois principes qu’on pensait has been dans une start-up nation : liberté, égalité, fraternité. Que les plus démunis d’entre nous revendiquent ces valeurs, si loin de la macronéconomie, on s’en étonnerait presque.

Sur la transition écologique, puisque c’est le sujet, mais pas seulement. Chacun reconnait l’urgence climatique, mais voit aussi que la bureaucratie est incapable d’y faire face, et de développer un plan qui tienne la route. Je n’en prendrai qu’un exemple. Chaque fois qu’une solution pertinente est avancée, on nous répond que les choses doivent se décider à Bruxelles, ou être validées là-haut. À entendre nos élites, la solution passerait par l’U.E. Nous allons fermer des centrales à charbon, trop polluantes. L’Allemagne a rouvert les siennes. Force est donc de constater que nous ne devons rien attendre des administrations.

S’il y a une urgence climatique, ce dont personne ne doute, pourquoi le gouvernement ne prend-il pas des mesures ? Une taxe n’est pas une mesure, c’est un pis-aller. Chaque fois que l’administration est dans l’incapacité de mettre en place une mesure pour régler un problème, elle crée une taxe. La taxe est la signature de l’aveu d’impuissance, donc de l’incompétence de l’administration. La taxation, qui n’a pas d’autre objet que de permettre à l’État de gaspiller toujours plus d’argent, est la plus mauvaise des mesures et devrait être prohibée, par principe. Et si cette transition énergétique coûte si cher, ce que je demande à voir, c’est alors à la nation de payer, pas à une catégorie de personnes, et son financement doit être pris en charge par l’État. Mais vous me répondez que l’État est surendetté, au seuil du déraisonnable, exsangue, bouffi. Si le financement de cette transition pose tant problème, c’est parce que rien n’a été prévu – le premier choc pétrolier date des années 70, il y a presque un demi-siècle – et que notre système est failli. Et il faudrait que ce soit les plus modestes, les ruraux qui payent pour l’impéritie de nos gouvernements et de la haute administration. C’est un peu fort de café !

Quand l’actualité nous tient – suite et fin

La question du populisme est dans tous les médias. À la veille d’une intervention d’Emmanuel Macron qui ne pourra que décevoir et nourrir le ressentiment à son égard, les yeux des Français voient jaune quand ceux du Président voient rouge. Autre façon d’évoquer le divorce entre le peuple et les élites. Plus sérieusement, nous vivons une séquence populiste qui durera jusqu’à une forme d’explosion, car l’effet étant produit par des causes objectives qui ne vont pas disparaître, il ne peut s’éteindre comme une flammèche au vent. Le mal est enkysté, la fièvre mesurable, et même si l’on casse le thermomètre, rien ne se règlera si facilement. Et une lassitude des protestataires, une reprise en main par l’appareil d’état ne sera qu’un retour illusoire à la normale, le calme retrouvé avant la prochaine tempête. À un moment ou à un autre, les choses repartiront plus violemment, de manière plus incontrôlable encore. Année après année, on s’ingénie à construire patiemment une situation insurrectionnelle : le mépris produira de la haine, l’humiliation de la violence.

 

Mais il faut ici distinguer la cause et les effets, notamment le populisme et le risque césariste. Je le répète, le populisme est un mouvement de pensée fait de défiance – défiance vis-à-vis de l’appareil d’État et de son incarnation dans une élite moralement corrompue – et de désespérance – le sentiment que la grande majorité des gens marchent, inexorablement, vers le pire ; le cérarisme, c’est autre chose, le gouvernement d’un leader charismatique et démagogue. En théorie du moins, un mouvement populiste peut conduire à l’avènement d’un gouvernement néomarxiste de type « Insoumis » – j’en vois un qui se verrait bien en petit-père-du-peuple, ou en grand prêtre de la religion de l’Être suprême, comme cet autre qui en perdit la tête –, ou libertaire comme « Podemos » ou « Syrisa » (au moins avant le tournant imposé par Tsipras), ou césariste (de gauche ou de droite), ou plus difficilement appréhendable dans le cas des « 5 étoiles ». Il pourrait aussi conduire à la renaissance d’un Kalifa ottoman. Mais si malheureusement il conduit souvent à des radicalités (de droite ou de gauche), il pourrait tout autant conduire à des réformes purement démocratiques : garder le système parlementaire, mais le rendre représentatif en renonçant à la partitocratie, reprendre à la haute fonction publique le pouvoir qu’elle a détourné. Mais si c’est la voie césariste et autoritaire qui s’impose, ici ou là (Orban, Kaczynski, Trump) c’est probablement pour au moins trois raisons : culturelle, politique, et psychologique. De toute façon, le populisme pose à la démocratie un vrai problème, sous forme d’un double paradoxe : celui de la simple possibilité d’incarnation de la volonté tout-sauf-claire d’un peuple introuvable. Et la question de la place de l’État… Mais comment ne pas comprendre qu’un peuple à bout, un peuple qui en a marre de s’entendre dire que rien n’est possible, que ce n’est pas si simple, veuille faire table rase et sombre alors dans une radicalité qui taille dans le vif. Tabula rasa, nœud gordien qui tient le timon, non pas du char du tyran phrygien, mais de l’attelage fatal du Marché et de la Bureaucratie, et qu’il faudra bien trancher, coup de pied dans la fourmilière, c’est la même image : assez de demi-mesures, l’heure est à la radicalité.

 

Culturellement, l’occident est le prolongement de l’Empire romain d’occident, une structure politique dont les deux figures de référence sont César et Constantin. Et notre culture est surtout monarchique. On aurait pu imaginer que la Révolution appelle de ses vœux l’instauration d’une démocratie. Elle n’en a pas voulu. Comme Sieyès le déclara à l’Assemblée constituante : « la France ne saurait être démocratique ». À l’époque, ce point ne faisait pas débat, et notre république ne l’a jamais été. Elle restera parlementaire et bourgeoise et, reprendre à son profit, un siècle plus tard, le terme de démocratie, ne changea rien à l’affaire. Mais l’Europe latine est restée culturellement monarchique, jupitérienne, et le peuple a gardé une fascination religieuse pour la royauté et une haine des régisseurs. Et la France, particulièrement, reste monarchique et aristocratique, et la culture du chef y est forte. On pourrait aussi rappeler que la dictature reste dans notre imaginaire politique, depuis que la République romaine, cinq siècles avant notre ère, a institué cette magistrature suprême et extraordinaire, pour répondre à des situations de crise – ils étaient à l’origine nommés, selon un processus plus ou moins démocratique, pour six mois. Pétain fut, pour la France, un dictateur au sens romain du terme.

La seconde raison que j’évoquais est claire. Nos systèmes politiques, si peu démocratiques, et sous prétexte de s’affranchir du risque de cohabitation, se sont présidentialisés, ouvrant la voie au césarisme, et c’est bien dans sur ce chemin que le Président Macron souhaite s’engager encore plus avant. Pour ce qu’il en est de la psychologie, c’est sans doute plus complexe, mais aussi plus profond…

Yascha Mouk, intellectuel américain enseignant à Harvard, qui assimile toujours démocratie et parlementarisme en la réduisant au suffrage universel, et pour qui le libéralisme se confond avec la défense des libertés individuelles, nous explique dans « Le peuple contre la démocratie », que le peuple n’aime pas les libertés, et à une démocratie libérale qu’il admet être de plus en plus pervertie en libéralisme non démocratique, préfère une démocratie illibérale. Selon lui, le peuple préfèrerait être gouverné par un leader qui les écoute, ou semble les écouter, plutôt que par des institutions libérales, quitte à voir leurs libertés abimées par un pouvoir autoritaire qu’ils ont choisi. La liberté ne serait donc pas essentielle aux Occidentaux, et il cite des chiffres ahurissants : une minoré croissante, et aujourd’hui très significative d’Américains (plus de 20 %), déclareraient leur préférence pour un gouvernement « militaire ». Je renvoie à la lecture de son étude, et je préfère proposer quelques autres hypothèses.

La lecture de cet ouvrage m’a ramené à une idée développée par Hanna Arendt dans son volumineux, mais génial, triptyque sur « Les origines du totalitarisme », et précisément à cette citation « La seule règle sûre, dans un État totalitaire, est que plus les organes de gouvernement sont visibles, moins le pouvoir dont ils sont investis est grand ; que moins est connue l’existence d’une institution, plus celle-ci finira par s’avérer puissante ». Le césarisme est, je crois, une réponse à ce sentiment de vivre dans un système dont la dimension est de plus en plus « totalitaire ». J’admets que le mot est fort, et j’imagine que l’outrance m’en sera reprochée. Mais les gens ont le sentiment que leurs élus n’ont pas le pouvoir, que leur droit de vote est sans valeur, et que le vrai pouvoir est caché : théorie du complot, pouvoir de fonctionnaires non élus, lobbies industriels, etc. Le césarisme est une réponse, et Donald Trump utilise sans retenue cette rhétorique, en « vendant » à ses électeurs ce projet d’une reprise en mains ferme du pouvoir, contre les comploteurs, les fonctionnaires, les démocrates ; une nouvelle démocratie, remise en selle par un vrai vote populaire.

« L’électeur n’a pas d’opinion, il n’a que des humeurs », et il est mû, non pas par sa raison, mais par ses émotions : désirs, répulsions. Et c’est un animal grégaire. Darwin le dit, ou du moins propose cette hypothèse : « La forme originaire de la société humaine était celle d’une horde dominée par un mâle fort ». On n’en est probablement pas sorti, car notre inconscient collectif, le surmoi des sociétés humaines est structuré par cette relation violente au père. Je vois dans cette façon dont les peuples s’offrent à des leaders autocrates, une forme de masochisme. L’inconscient de l’homme n’est structuré ni par l’idée d’égalité ni par celle de liberté, car l’homme est un animal grégaire, s’il faut le redire. Il est fait pour dominer ou être dominé, pour trouver sa place dans la communauté et s’y tenir assujetti, assigné, prisonnier de son statut ; et, paradoxalement, il ne se révolte que lorsque l’ordre des choses disparait. Arendt l’écrit en ces termes, dans son essai sur la révolution « les révolutions sont la conséquence, jamais la cause, de la chute du pouvoir politique ».  Que doit-on comprendre ? Que tant que le pouvoir joue son rôle, assume sa fonction régalienne, quelle que soit la dureté de sa main, les choses tiennent. Si le pouvoir faiblit, s’il démissionne, il faut bien alors qu’une révolution l‘emporte, et qu’un autre pouvoir fort lui soit substitué, pour que les liens grégaires, les plus anciens, perdurent. Le césarisme procède de cette ancestrale dynamique, d’un besoin primaire, logé dans la partie reptilienne du cerveau des individus, inscrit dans leurs gènes, et qui opère encore. Citons le philosophe Gustave Lebon, dont l’œuvre essentielle, « Psychologie des foules », qui date de 1895 et dont Freud s’est en partie nourri, est toujours à méditer : « Nos actes conscients découlent d’un substrat inconscient, créé surtout par des influences héréditaires. Celui-ci contient les innombrables traces ancestrales à partir desquelles se constitue l’âme de la race. Derrière les mobiles avoués de nos actions, il y a indubitablement les raisons secrètes que nous n’avouons pas, mais derrière celles-ci s’en trouvent encore de plus secrètes que nous ne connaissons même pas. La majorité de nos actions quotidiennes est seulement l’effet de mobiles cachés qui nous échappent ». L’homme n’est évidemment pas totalement comparable à l’abeille, car les sociétés dans lesquelles il vit sont politiques – « Zoon Politikon » ; mais il reste néanmoins un animal de meute, comme le loup, et la nature n’est pas sans peser sur son mode d’organisation politique.

Comme le populisme est plus un mouvement de pensée qu’une idéologie, un sentiment plus qu’un projet de gouvernement, le ressort du populisme est plus psychologique qu’idéel. Il prospère sur la peur et je voudrais rappeler pour conclure aujourd’hui que les deux aliénations majeures sont l’avidité et la peur, et que peur et confiance sont deux antonymes. Le populisme est bien une défiance vis-à-vis des élites, et une peur de l’avenir, et le rôle du langage est sans doute essentiel, et dans le développement de ce processus et dans l’élaboration de possibles solutions aux dérives autoritaires.

Le langage, non seulement structure le monde, le rend intelligible, mais permet aussi la relation entre les êtres. Il déplie, dénoue, mais lie aussi. Mais la démagogie, parce que c’est un non-langage, ou un langage du non-sens, crée une barrière entre les êtres. Et en l’occurrence, la démagogie – ce que d’aucuns appellent la com –, a isolé les élites dans une tour de Babel, qui surplombe le peuple. Mais je ne vois pas notre Président sortir de sa posture démagogique.

Une suite repeinte en jaune fluo

On devrait pouvoir s’accorder sur la nature de la démocratie : après tout, l’étymologie fait sens et les Lumières sont assez éclairantes ; et si, pareillement, la définition du libéralisme devrait faire peu débat, il en est tout autrement pour le populisme. Sans doute parce que le terme est récent, mais surtout parce qu’il ne désigne ni un choix politique, ni un système de gouvernement, mais plutôt, comme l’humanisme ou le christianisme, une idéologie, un mouvement de pensée ; et si l’essence du christianisme est la foi, la confiance, l’espoir, le populisme est une défiance, un rejet, une forme de désespoir. Et force est de constater que cette défiance est fondée sur une profonde frustration, et de regretter qu’elle ne trouve comme réponse politique, que ce qu’il est convenu d’appeler en philosophie politique un « césarisme », par nature autoritaire.

Mais sans doute faut-il aussi rappeler la définition la plus usuelle du césarisme, en précisant que c’est le système de gouvernement d’un dictateur s’appuyant sur le peuple. On pense évidemment à César, mais aussi à Hitler, à Perón ou à Orban ; à Trump aussi, d’une certaine manière. On peut donc, dès lors que l’on accepte de tordre les concepts, considérer plusieurs types de dictatures : dictature de la majorité du peuple, ou spécifiquement du prolétariat, dictature de la bureaucratie étatique, dictature du Marché, dictature d’une Église ou d’un parti, dictature d’un leader charismatique, et, instrumentalisant la caution populaire, les baptiser toutes « démocraties » – démocratie parlementaire, démocratie libérale, démocratie populaire, démocratie islamique,  alors que la démocratie est ailleurs. Elle est précisément dans le refus de la dictature. Mais ce qui caractérise le populisme, et ce qui est bien dans l’air du temps, c’est le refus des médiateurs, et, osant ce parallèle avec la religion, le souhait d’une Réforme qui écarterait l’Église ou l’État, et laisserait l’individu, seul, face à Dieu, ou au Prince, sensé l’écouter singulièrement.

Mais il est d’autant plus difficile de s’y retrouver – confusion langagière ou sémantique – que le langage politique est plein de fantômes, si je peux le dire comme Stirner, sans pour cela promouvoir son nihilisme. Il parle de « fantômes » ou de « simulacres ». Mais Schopenhauer ne parle-t-il pas des « fantômes de l’esprit », et Leopardi de « fantômes spirituels » ? C’est-à-dire de choses, ici de concepts, que personne n’a jamais rencontrées : la patrie, le peuple. Oui, le peuple, ça n’existe pas, pas plus que l’intérêt général. Il n’y a que des gens et des intérêts particuliers, catégoriels, et plus ou moins partagés par un plus ou moins grand nombre d’individus. En fait, si l’on cherche à coller rigoureusement aux concepts, sans démagogie, on ne peut parler de peuple que comme expression, dans les urnes, d’une volonté collective, toujours contradictoire. Alors, parler du pouvoir du peuple… Et je me demande si l’important n’est pas, plus que de savoir qui gouverne, de comprendre comment on gouverne, et de juger ce gouvernement sur ses vertus et sur une efficacité qui ne se saurait être mesuré par les seuls indices économiques, alors que le point essentiel me semble être la défense des libertés individuelles.

Mais revenons à l’essence du populisme, quitte à évoquer un peu trop rapidement, les frustrations qu’il exprime, et ce lien causal, et fatal, entre populisme et césarisme.

S’agissant de frustration, elle résulte au moins de deux facteurs que je ne saurais hiérarchiser. Tout d’abord, ce sentiment d’individuation, pour le dire avec les mots d’Erich Fromm, sentiment que je viens d’évoquer et qui rejette les médiateurs et les experts – remarquons d’ailleurs qu’un expert n’est rien autre qu’un médiateur entre soi et la vérité. Les gens souffrent que l’Etat, ce médiateur monstrueux et pesant, s’interpose systématique entre eux, et le « peuple » voit bien qu’en démocratie parlementaire, son pouvoir est toujours médiaté par la bourgeoisie, c’est-à-dire biaisé, et plus souvent confisqué. Et puis, second élément, il y a ce simple constat de la faillite de la démocratie libérale, et précisément de son déficit démocratique. Je pourrais développer ce point en alignant des milliers de caractères, mais mon discours ne sera jamais aussi pertinent qu’Hanna Arendt qui écrivait au début des années 70, dans « Du mensonge à la violence » : « Le système de gouvernement représentatif connaît aujourd’hui une crise parce qu’il a perdu, avec le temps, toutes les institutions qui pouvaient permettre une participation effective des citoyens et, d’autre part, parce qu’il est gravement atteint par le mal qui affecte le système des partis : la bureaucratisation et la tendance des deux partis à ne représenter que leurs appareils ». Elle parlait évidemment des et depuis les États-Unis. Et près d’un demi-siècle plus tard, on s’étonnerait presque et du pouvoir dévastateur du « mensonge en politique » – la démagogie qui ruine tout discours institutionnel, et dont nos gouvernants sont des virtuoses – et de la frustration des gens qu’on n’écoute pas et qui voient que le peuple, au sens où je le définissais comme l’expression politique de la vox populi, est méprisé. Je n’en prendrai qu’un exemple. Il y a peu, la bureaucratie étatique a décidé que la vitesse sur les routes françaises secondaires serait abaissée à 80 km/h. Les sondages ont bien montré qu’une forte majorité des Français refusaient cette évolution, surtout les gens qui prennent ces routes, car ils ne vivent pas dans les métropoles, et ne pouvaient que considérer la mesure comme vexatoire et discriminatoire. On connaît la suite. Ni le peuple, ni même la classe politique n’a pu s’y opposer.

On ne peut que s’étonner que ces frustrations ne s’expriment que maintenant, ou s’expriment avec tant de violence. J’y vois au moins deux raisons. En premier lieu, nos contemporains sont en train de faire leur deuil d’un mythe psychologiquement structurant : le progrès. Nous avons vécu longtemps dans cette vision darwinienne de l’évolution de l’humanité : l’idée que l’humanité évoluait progressivement vers un mieux, alors que comme John Gray l’analyse parfaitement dans « Le silence des animaux » – un livre sous-titré « Du progrès et autres mythes modernes » –, il s’agit bien d’un mythe, religieux, fortement développé par les Lumières, et qui structure fortement les XVIII et XIXes siècles. L’idée de progrès est une dimension essentielle de l’humanisme, et je n’ai de cesse de répéter que l’humanisme est l’autre nom du Christianisme.

John Gray, qui probablement voit plus loin que moi, ou mieux que moi, écrit : « Quand les humanistes contemporains invoquent l’idée de progrès, ils mélangent deux mythes différents : le mythe socratique de la raison et le mythe chrétien du salut ».

Passons ! Mais cette idée sous-tend quand même la fable néo-libérale, défendue par Fukuyama, mais aussi par un politologue libéral comme Yascha Mouk, idée d’une fin de l’histoire, le peuple humain arrivant au terme d’un long périple, dans un pays de Canaan ruisselant de lait et le miel, et organisé sous forme d’une démocratie libérale. Deux conflits mondiaux majeurs auraient pu ruiner ce mythe, mais les trente glorieuses ont largement renouvelé, en occident, ce mythe civilisationnel : allongement spectaculaire de la durée de vie, diminution du temps de travail, plein emploi, développement de l’éducation de masse et recul de l’illettrisme, amélioration de l’alimentation et du logement, progression de la justice sociale et développement de l’État providence, progrès technologiques spectaculaires, fin de la guerre, victoire du « monde libre ». Mais tout cela est fini : Aux États-Unis, l’espérance de vie reflue, et ce phénomène sera constatable en Europe dans les décennies qui viennent, recul de l’âge de la retraite et augmentation de la pression sur les cadres employés, chômage de masse, baisse du niveau intellectuel des masses, augmentation du nombre des sans-abris, des écarts de revenu entre les pauvres et les riches, de la pollution, retour des guerres et sentiment d’insécurité, abandon de l’État providence dans un monde néo-libéral. J’oublie le sida et la croissance très inquiétante de l’obésité et des maladies cardiovasculaires ; sans parler du dérèglement climatique et de l’extinction massive des espèces animale. Et puis, cette érosion continue des libertés dans un monde de plus en plus violent, de plus en plus fliqué, de plus en plus verrouillé par la norme, par un droit liberticide, et cette façon insidieuse dont le Marché et l’État nous fichent. S’agissant de ce dernier point, et de la façon dont le Marché promeut l’idéologie libérale, très loin de toute neutralité axiologique, je ne peux que sourire quand on évoque les hauteurs de vue, la clairvoyance d’un Yascha Mounk qui travaille pour un think tank (« New America ») doté d’un budget de 39 millions de dollars.

Et chaque fois que l’on dénonce cette modernité aliénante, les élites nous renvoient à un passé récent qui n’est plus. Notre monde occidental convergent – et cette convergence est une impasse si étroite qu’arrivé au bout, il est quasiment impossible de manœuvrer pour faire demi-tour – est failli. Et un nombre important de gens, parmi les plus défavorisés voient bien que la bureaucratie a pris le pouvoir, réduit à rien le champ des possibles, et nous a mis collectivement en position d’échec. Et conscient que la démocratie libérale n’a pas été la solution et qu’elle est devenue le problème, le populisme prospère sur deux sentiments négatifs : défiance et désespérance, c’est-à-dire sur le sentiment vague que la fête est finie et que nous entrons dans un long hiver ; et dès lors, la comparaison avec les années trente est évidente.

La fête est finie, nous nous sommes gavés de sucres d’orge au son des flonflons, au point de nous être étourdis, d’avoir gâté nos dents et notre goût, épaissi nos corps et nos âmes dolentes. Nous avons cru à la démocratie libérale, sans voir qu’elle devenait progressivement, tirée par l’attelage funeste du Marché et de la Bureaucratie, néo-libérale et si peu démocratique. Nous sommes entrés dans l’ère du « capitalisme post démocratique » – Michéa m’apprend que l’expression est du sociologue Wolgang Streeck – et l’Intelligence artificielle va achever de subordonner l’humain à la machine – car en humanisant la machine, en la dotant d’une intelligence, on déshumanise l’homme –, dans un monde ou l’homme ne pourra plus échapper à ce que l’on nomme des « dispositifs ». Giorgio Agamben, dans « Qu’est-ce qu’un dispositif » remarque : « Aujourd’hui il n’y a plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé ou contrôlé par un dispositif ». Je ne sais s’il faut renvoyer plus à Orwell qu’à Huxley.

 

Mais je voudrais aussi dire quelques mots de ce processus psychologique qui conduit des populistes à favoriser l’avènement de gouvernements césaristes, car après tout, leur désespoir pourrait les conduire ailleurs. Mais ce sera pour une autre fois.

Confusion langagière

Si je peste tant contre le caractère démagogique de notre époque pourrie par la com, c’est qu’à trop nommer lanterne ce qui n’est que vessie, on rend suspect le moindre propos, stérile tout débat et, ce faisant, on ruine toute possibilité de vraie relation. La presse, qui se satisfait toujours de répéter les mêmes dépêches d’agence dans les mêmes termes, est coutumière du fait et en a fait son modèle économique. Et la philosophie, science et quête d’une forme de vérité, s’enlise pareillement dans des discours faux ; à tel point qu’on peut se demander si philosopher a encore un sens. Stéphane Feye, le fondateur de Scola Nova Belgique, pointe ce problème de « confusion langagière » Conférence S. Feyeet tente d’en appréhender et l’origine, déjà ancienne, et les raisons, dont l’une est idéologique. Personnellement, je note aussi, de manière récurrente, ce problème de sémantique ; et quand c’est le devenir de la philosophie qui l’inquiète, je suis, moi, plus inquiet encore du mésusage général des mots dans nos sociétés dites de communication, des mots dévoyés et réduits à des éléments de langage aussi pervers que creux. Car cette pratique funeste a ruiné l’autorité politique, et plus généralement celle de tous les discours institutionnels. Si l’économie a subverti le politique, le libéralisme occidental tué les idéologies en déclarant « la fin de l’histoire … des idées », la communication a ruiné l’autorité du discours.

 

Prenez par exemple les catégories politiques traditionnelles, et quotidiennement questionnées. Et d’abord la démocratie, pour parler des « grandes démocraties occidentales », mais pareillement le libéralisme, classique ou néo, le socialisme, le populisme, l’humanisme, etc. Le sens de ces « ismes », le contour de ces idéologies, non seulement semblent bien s’être définitivement perdus, mais ces mots ne semblent plus être que des insultes dans la bouche qui les forme. Et interpeler quelqu’un de fasciste ou de communiste, c’est un peu comme de le traiter de con : un simple cri de haine, sans le moindre jugement de valeur que l’on puisse discuter, argumenter. Car un con n’est pas un sot…

Pour ma part, j’essaie de m’en tenir au sens des mots et à la définition des concepts, quitte à risquer le malentendu. Ainsi, j’entends par démocratie « la confusion des gouvernants et des gouvernés ». Pourquoi devrais-je en dire plus ? Mais, s’il le fallait, je dirais que c’est le contraire de la dictature de la majorité, c’est-à-dire l’exact contraire de ce que Luc Ferry, philosophe spécialiste de Kant, déclarait cette semaine à la matinale de France culture. Je le cite : « La démocratie, c’est l’alternance ». Non, la démocratie, ce n’est pas l’alternance de deux dictatures, celle d’un parti prétendument à gauche, suivant ou précédant celle d’un autre, s’affirmant à droite. Je le répète, avec Camus contre Ferry : la démocratie, c’est le contraire de la dictature de la majorité, c’est une recherche permanente du consensus, et donc corrélativement la protection des minorités et de libertés individuelles. Chacun jugera donc à l’aune de ces rappels si la France est une démocratie. « Confusion des gouvernants et des gouvernés », c’est une autre façon de m’en tenir à la définition de Rousseau qui explique cette confusion, en démocratie, du Prince et du Peuple ; le peuple étant, selon lui, prince et sujet : « Le Gouvernement est assujetti au peuple souverain, mais commande au peuple sujet ».

 

Quant au libéralisme, toujours pour faire simple et respecter le format de ces chroniques, on pourrait dire que c’est le primat du contrat sur la norme, de la société civile sur l’État ; et le néolibéralisme, comme refus de la règlementation, de la régulation par la norme ou la loi, est une simple, mais fatale perversion du libéralisme. J’ai toujours eu de la sympathie pour un certain libéralisme, considérant qu’un contrat équilibré et qui exprime la libre volonté des partis, leur désir commun d’un « arrangement », est souvent plus satisfaisant qu’une norme qui ne représente parfois que la volonté ou l’idéologie de l’administration. Et puis le contrat suppose la négociation, l’échange, donc présuppose la relation. Et chacun s’accorde à dire qu’un bon arrangement vaut mieux qu’un mauvais procès, ou encore que l’innovation est plus présente dans le privé que dans le public.

Il n’y a sans doute rien de plus fondé anthropologiquement que le troc, partie essentielle du commerce entre les êtres, et qu’est-ce qu’un village, si ce n’est le regroupement de foyers autour d’un temple et d’une place de marché. L’agora n’étant d’ailleurs qu’un lieu où commercer, c’est-à-dire où se retrouver autour d’un objet, d’un projet. Mais j’ai toujours été gêné par cette façon qu’ont les libéraux de n’avoir qu’une vision économique et juridique du monde, de le réduire à son appréhension bourgeoise. Et dans un monde libéral, la marchandisation du monde fait pendant à la juridisation des rapports humains et au mépris du don. C’est pourquoi je crains qu’il ne puisse exister de démocratie libérale. Il y a pourtant une dimension libertaire dans le libéralisme, et qui faisait dire à Serge July qu’il se définissait comme libéral libertaire, une autre façon de s’avouer gauchiste embourgeoisé. Et il y a aussi une dimension libertarienne dans le néolibéralisme. Mais, où serait donc le problème ? Peut-être, dans cette façon et de privilégier la société civile, sans remarquer que les corps intermédiaires font toujours partie de l’appareil d’État, et de privilégier le contrat, sans distinguer les différentes natures de liens contractuels. Personnellement, j’en distingue trois et au risque de faire plus long qu’à mon habitude, je veux aller au bout de cette analyse qui doit faire réfléchir.

Le plus courant est le contrat d’échange, une forme de troc formel qui permet d’échanger un produit qui peut d’ailleurs être un service, contre monnaie. Et l’économie de ce marché singulier, multiplié à l’échelle d’un Marché, constitue l’Économie. Cet acte d’échange, comme je viens de le rappeler, a donc une dimension anthropologique essentielle. Les animaux, que je sache, ignorent la prostitution. Le second est le contrat de partenariat qui se caractérise par le fait que l’objet du contrat n’est pas celui de l’échange ? C’est le cas quand on achète un travail, un service ou une prestation afin de réaliser autre chose. C’est, par exemple, le contrat d’un architecte qui rémunère sa prestation, alors que le véritable objet du contrat, c’est bien la maison à construire. Ce type de contrat se développe énormément dans la nouvelle économie, car tous les contrats de médiation ou d’intermédiation rentrent dans ce cadre. Et puis, il y a un contrat de troisième type, non pas d’échange ou de partenariat, mais de subordination. Je pense évidemment au contrat de travail, mais aussi à de nombreux autres contrats : un contrat de prêt bancaire, et tous ces contrats dont on ne peut négocier les termes qui sont imposés par l’une des parties. Ceux-ci, même s’ils ne sont pas tous léonins, ne procèdent ni d’un échange équilibré, ni d’une forme de partenariat, mais d’un simple rapport de force. Et ce rapport bancal est d’autant plus problématique que ces contrats ont souvent des clauses abusives, sont rédigés de manière obscure, et imprimés en petits caractères peu lisibles. Et si j’évoque un peu longuement les contrats et notamment ceux de subordination, c’est qu’on ne saurait parler dans ce cas, d’une liberté de contracter qui fonderait le libéralisme. L’homme mal né, sans ressources, n’a ni la liberté de ne pas travailler, ni celle d’aborder sa banque ou l’administration en position égale. Dans le meilleur des cas, c’est à prendre ou à laisser, dans le pire des cas, on ne peut qu’accepter, c’est-à-dire se soumettre. J’évoquerais aussi le contrat social cher à Rousseau. Qui a, un jour, réussi à négocier avec l’État une révision de ce contrat social, un arrangement personnel ? Déréguler, c’est donc aussi laisser se multiplier les contrats de subordination, et c’est pourquoi la liberté du Marché trouve très vite ses limites en se confrontant à la liberté des gens, car un Marché, non maitrisé ou mal maitrisé, abime la liberté des gens. Et si le libéralisme peut prétendre favoriser les échanges et défendre la liberté, le néo libéralise qui esquinte les relations est toujours liberticide.

À suivre …