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En marge de la politique médiatisée

L’intérêt d’un journal, c’est son confort. On se laisse porté par une idée, sans vrais soucis d’une formalisation aboutie ; on en dit quelques mots, elle nous mène ailleurs ; on la perd, on la retrouve et la reprend. Et puis, de toute façon, on ressasse beaucoup, comme si la pesanteur même de notre corps ramenait toujours sa partie supérieure et cognitive aux mêmes points de fixation.

Dans ma dernière chronique, je parlais de vertu – toute vertu est politique ou du moins possède une dimension sociale et politique. Mais aussi de libre pensée… Et dans la précédente, j’évoquais le concept d’autorité. Effectivement, c’est du ressassement obsessionnel : autorité, liberté … Et encore avant – il faut donc me suivre –, je m’interrogeais sur la pertinence du clivage politique gauche-droite.

La chose n‘est évidemment pas si binaire : d’un côté les bons, de l’autre les méchants, d’un côté les pauvres, de l’autre les riches, d’un côté les travailleurs et les travailleuses, de l’autre les patrons qui n’en foutraient pas une ; et les clivages dialectiques existent à tous les niveaux. C’est ainsi que parcourant l’excellente revue « Front Populaire » j’en méditais le sous-titre : « La revue des souverainistes de droite, de gauche, d’ailleurs et de nulle part » ; en fait une revue simplement nationaliste, mais qui n’ose se présenter ainsi de crainte d’être vite assimilée à qui vous savez.

Mais prenons plutôt le socialisme dont je me suis toujours revendiqué ! Bien que les politiques, les politologues et autres médiacrates opposent régulièrement, mais vicieusement, un socialisme de gouvernement, censé représenter la gauche démocrate et respectueuse du Marché, à un autre, plus radical, aujourd’hui préempté par LFI et qualifié d’extrême, on pourrait de manière plus juste – et considérant que ce que les médias nomment « gauche de gouvernement » n’est plus qu’un centrisme assez bourgeois (je veux dire mitterrandien), déconnecté des classes populaires et proche de la droite républicaine – en revenir à la rupture qui s’est opérée dans la classe ouvrière lors de la Première Internationale. Et en rappelant déjà que si cette Association Internationale des Travailleurs n’a pas inventé le socialisme, dont les traditions la précédaient, c’est quand même le mouvement ouvrier qui l’a structuré et développé, avant que le socialisme devenu idéologie abandonne et ses enfants et ses pères.

Dès ce congrès fondateur du 28 septembre 1864 au St Martin’s Hall de Londres, trois courants que l’on qualifiera, par souci de simplification, de socialistes, se sont confrontés : l’anglais, défendant un capitalisme réformiste et la grève comme moyen de pression pour obtenir les réformes nécessaires à l’amélioration des conditions d’existence des ouvriers, le français, proudhonien, défendant comme alternative au capitalisme un fédéralisme coopératif et réclamant un égal accès au crédit (voire le crédit gratuit pour les coopératives ouvrières), et puis les communistes anticapitalistes et collectivistes, alors implantés en Allemagne, en Suisse, à Londres. Cette Première Internationale vagissante était donc très disparate, mais Marx y prit rapidement l’ascendant, et dès le premier congrès à Genève en 1866. Mais si dès la fin de la décennie 60, donc très vite, on vit ce mouvement se structurer et s’implanter dans les principaux centres ouvriers européens – sauf dans la Confédération germanique où la loi l’interdisait –, elle a cristallisé aussi les divisions entre les collectivistes (principalement anglais et allemands) et les mutualistes (principalement français), avant que la Révolution française de 1870, avec la formation de la Commune de Paris, puis son écrasement par Thiers et la féroce répression qui s’en suivit, exacerbe encore l’affrontement entre centralistes et autonomistes, et conduise à la scission définitive de 1977. Les mutualistes français auront donc payé l’écrasement de la Commune et la défaite militaire de Sedan. Et rappelons aussi que l’unification allemande s’est faite à cette époque, en 1871. Le dernier congrès de la Première Internationale s’est tenu en septembre 1977, à une époque où le milieu ouvrier était éclaté : communistes centralistes, anarchistes collectivistes (Bakounine), fédéralistes associatifs, anarchistes individualistes et réfractaires à la collectivisation de la terre, réformistes… Et où croissaient les nationalismes.

Ce que je voulais donc rappeler brièvement, c’est que si cette organisation internationale et populaire, l’A.I.T., a été dès sa création le lieu d’affrontements idéologiques violents entre Marx, Proudhon, Bakounine (pour ne citer que ceux-là) – remarquons que ce sont tous des bourgeois qui parlent au nom des ouvriers –, elle a aussi permis aux sensibilités socialistes de s’exprimer, aux idées de se confronter, aux positions de se clarifier. Et aux rapports de force de pousser au bout leur logique, à une époque qui est celle, à la fois de l’émergence d’une internationalisation des luttes ouvrières, de la montée des nationalismes et des dynamiques impériales et coloniales. Mais ces conceptions du socialisme demeurent, ainsi que les fractures d’alors  :   principalement celle, radicale et consommée, entre un socialisme collectiviste et étatique, et un autre libertaire et autonome ; cela mettant en lumières deux conceptions de la liberté : côté marxiste, l’accent mis sur des libertés publiques de plus en plus théoriques et le rôle central de l’État régulateur, ou du Parti comme gardien de la morale politique, et surtout la négation de l’individu, effacé devant le groupe constitué, la nation, le Peuple, la classe ouvrière ; de l’autre côté, libertaire, on s’en est tenu aux libertés individuelles en privilégiant la décentralisation, le localisme, l’individu – l’individualisme étant vécu comme une valeur – et en dénonçant l’État, au point d’envisager de s’en passer et de créer un « ordre sans l’État ». Et pour simplifier ce propos, disons que ces trois lignes matricielles ont coexisté depuis : un socialisme réformiste qui n’a pas rejeté le capitalisme, le communisme anticapitaliste dont on connait les crimes, mais qui continue à exister, voire à prospérer, et l’anarchisme qui survit dans l‘ombre et dans les marges, plombé par ce malentendu entretenu par la bourgeoisie : l’anarchie, c’est le désordre et la violence – et par certains anarchistes, reconnaissons-le. Les attentats anarchistes français contre la IIIe République ont effectivement fait beaucoup de mal à l’Anarchie et ont souvent masqué les violences de l’État.

Il y a donc bien au moins deux (trois ?) socialismes, un marxiste, collectiviste, et un autre, individualiste et libertaire ; et ce clivage est toujours opérant. Ce second socialisme, dont je me revendique, est celui de George Orwell en Angleterre, d’ Hannah Arendt outre-Atlantique, de Camus en France. Ce n’est pas rien. Ce n’est aujourd’hui ni celui du Parti Socialisme français qui n’a plus de socialisme que le nom dévoyé, ni celui de La France Insoumise qui n’a jamais rompu avec le collectivisme d’État et une idéologie totalitaire qui lui permet de bien vivre sa relation avec les khmers verts ou le wokisme religieux, ou encore les indigénistes et autres racialistes.

Je suis depuis toujours, comme Orwell et Camus, mais à un niveau bien plus modeste, un militant anarchiste, mais tout n’est pas dit dans cette confession. Car il y a encore deux types d’anarchisme, l’un prône la violence, la lutte armée, le contact viril avec les forces de police et les institutions capitalistes, et l’autre est radicalement non violent. Le premier type a produit sur la scène politique internationale les Black Blocs qui mènent une guérilla violente contre le capitalisme et les institutions internationales de régulation. On sait que ce mouvement existe depuis les années 80 et a été très médiatisé depuis la fin des années 90 (contre-sommet de l’OMC à Seattle en 99, manifestations contre les G8 à Gênes en juillet 2001, etc.) Et en France, ils sont probablement responsables, en partie du moins, de l’échec du mouvement des Gilets jaunes, relativement discrédités par la violence. Et on ne doit pas sous-estimer ce clivage interne au mouvement anarchiste, entre les promoteurs de la violence politique avec comme figure historique Bakounine, et les non-violents représentés par son ami Élisée Reclus. Et c’est à cette seconde ligne, résolument non violente, que je me rattache, avec comme autre figure symbolique de la désobéissance non violente, le Mahatma Gandhi – mais je pourrai aussi citer l’américain Thoreau.

Mais si l’on veut pousser encore plus loin cette analyse, après avoir évoqué deux socialismes historiques incompatibles, deux formes d’anarchisme inconciliables, je terminerais par un autre clivage, mais moins tranché. Il me semble qu’existe un anarchisme libre penseur, donc incroyant au sens où je l’entends – citons La Boétie –, et un anarchisme chrétien ou du moins mystique, celui de Léon Tolstoï, et peut-être, mais il faudrait pousser plus loin cette analyse, de Simone Weil. Mais cette dernière, morte trop jeune, n’a pas suffisamment écrit pour développer sa pensée.

Et enfin, mais je manque et de temps et de place et sans doute de références précises, je veux néanmoins rajouter comme on prend date pour y revenir, que le colonialisme, qui a toujours eu une dimension esclavagiste, fut aussi un clivage important parmi ceux que j’englobe sous le terme de socialistes. Le colonialisme, qui se justifie par la croyance en des races supérieures à d’autres, est un système d’exploitation et d’asservissement. Tout un courant socialiste a accepté et favorisé le colonialisme européen – qui ne fut évidemment, historiquement, ni le seul ni le premier. Les anarchistes, non… Je pense très précisément à la position de Reclus sur ce point, ou aux positions de Camus pendant la guerre d’Algérie.

Il y a donc bien tout un courant anarchiste, individualiste et libertaire, qui accepte aujourd’hui à contrecœur l’idée que l’État soit un mal nécessaire, qui refuse le désordre et est radicalement non-violent, et veut travailler à une réforme profonde de l’État, à l’évolution radicale des sociétés, avec comme axe unique, la liberté individuelle, et comme moyen d’y arriver, la démocratie la plus directe, la plus horizontale possible. Personnellement, je n’ai pas d’autre cadre de pensée.